La Bise


C’est quand je suis rentré au collège que j’ai cessé de parler de cour de récréation. Ici, pendant les pauses, tu descends juste dans la cour. Avant, quand j’étais un gamin de primaire, j’adorais ça la récré. On jouait à la pomme, aux billes, on courait dans tous les sens en essayant de s’attraper. Avec le recul, maintenant que je suis en cinquième, j’ai du mal à me rappeler ce que j’aimais là-dedans.

C’est comme les vêtements que je portais à l’époque. Des petits shorts à carreaux qui tombaient au dessus du genou ou des t-shirts avec des souris de dessins animés dessus. C’était ma mère qui les choisissait mais ça ne me dérangeait pas alors. Aujourd’hui, je préférerais me tirer une balle plutôt que de me pointer au collège avec un pantalon Disney. En même temps, je sens bien que ça lui fait de la peine à ma mère de ne plus pouvoir m’habiller, mais elle ne se rend vraiment pas compte : dans la cour, il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas.

C’est comme le fait de m’accompagner à la grille, le matin. C’est clair que mon père l’a en travers de la gorge de devoir me lâcher quatre cents mètres avant l’entrée. Et encore, il a de la chance, je lui permets de rouler devant, après, avec sa vieille voiture. La plupart des parents sont obligés de faire demi-tour au rond-point. Bon, par contre, il ne faut pas qu’il s’attende à ce que je lui fasse le moindre signe. Mais je crois qu’il a compris.

La vérité, c’est que les parents ne réalisent pas à quel point c’est sérieux la cour. Ici, sans que ça soit vraiment clair, tout est réglé par des codes précis et il n’y a rien de pire que de ne pas les connaître. Tu dois toujours être au courant des dernières vannes qui tuent, avoir vu les films d’horreur les plus gores ou savoir qui sort avec qui. Et si par malheur, tu viens à rater un de ces éléments, il ne faut jamais l’avouer. Tu dois faire comme si tout était naturel et évident. L’essentiel dans la cour, c’est de ne pas être à-côté.

Les marques que tu portes par exemple, en disent long sur qui tu es. Il y a celles qui font de toi un surfer, c'est-à-dire un mec cool, celles qui te posent comme un sportif, footeux ou basketteur et celles qui montrent que tu as du style et que tu t’y connais niveau mode. Peu importe que ces fringues soient belles ou résistantes. C’est des critères de maman, ça. La seule chose qui compte c’est ce qu’elles symbolisent aux yeux des autres.

La cour elle-même est organisée en espaces bien délimités. Il y a la partie intérieure, cernée par les murets, où seuls les gamins de 6ème papillonnent en braillant ; le cercle extérieur, bordé par les pins et réservé aux 5ème et 4ème ; et les bancs enfin, que les 3èmes se répartissent par clan. C’est un des privilèges : avec l’âge, finie la marche en rond, tu peux te poser tranquille.

En tant que 5ème, je tourne donc dans le cercle extérieur, avec mes deux potes, Karim et Gaëtan. Le fait d’être en groupe est primordial. D’une certaine manière, tu es moins vulnérable. Si tu es seul, mieux vaut te réfugier dans la fraîcheur des permanences ou du CDI. Mais même à plusieurs, quand tu tournes dans la cour, là encore, tu ne dois jamais oublier les règles de bases.
Primo, on ne tourne pas avec son sac. Trop lourd et trop chouchou. Il doit t’attendre sous le préau, jeté en tas sur les autres. Deuxio, quand on commence à tourner dans un sens, on ne change pas. Ce peut être celui des aiguilles d’une montre ou l’inverse, l’essentiel est de s’y tenir. Tertio, on ne fixe jamais les plus grands dans les yeux. Si jamais cela arrive, que ce soit toi qui t’oublies ou un grand qui te bloque, tu dois tomber le regard vite fait, sous peine de voir ton espérance de vie écourtée.

Parmi tous ces rituels quotidiens, le plus nouveau et le plus intrigant est celui où l’on se dit bonjour. Avant, quand j’étais petit, en primaire, je n’avais pas conscience de l’importance de la chose. Je ne me rappelle même pas qu’on faisait quoique ce soit pour se saluer. Mais avec le collège, tout ça a pris une autre dimension. Déjà, le simple fait de parler à telle ou telle personne est primordial. Dire bonjour, c’est mettre à distance. En dehors de tes vrais potes, seuls méritent d’être salués ceux de ta classe et les plus grands, bien sûr. Pas question de s’abaisser au niveau des marmots de 6ème ou des lèches-culs à lunettes.

Entre nous, avec Karim et Gaëtan je veux dire, on se serrait la main au début. On n’avait beau ne mesurer qu’un mètre vingt, on voulait faire viril. Alors c’était poigne d’acier et broyage de phalanges. Et souvent, ça enchaînait avec de grandes claques dans le dos et des béquilles en série dans les cuisses. D’ailleurs, ça nous plaisait tellement qu’on a passé une bonne partie de notre 6ème à ça. Et puis, au début de cette année, un vendredi, à la sortie, on a vu les frères Spagnolo taper la bise à leur oncle. Devant tout le monde en plus, quasi sur la grille du collège. Et bien je peux vous dire que personne n’a trouvé que ça faisait gonzesse.

Il faut dire que les frères Spagnolo, c’est le genre 3ème à répétition, qui attendent leurs seize ans pour se lancer dans l’apprentissage et qui, pour tuer le temps, draguent les pionnes, trafiquent des cyclos et fument du shit. En plus, l’oncle en question, il roulait en berline et était sapé comme dans ce film italien où le parrain de la famille meurt dans des oranges. D’ailleurs, lui aussi, il passait son temps à embrasser des gens. Et ça ne l’empêchait pas d’en tuer un paquet d’autre. Du coup, après ça, on s’est mis à se faire la bise mais juste entre nous. Et toujours en se tapant sur l’épaule. Pour assurer un côté mâle, au cas où.

Autant dire que ça n’a rien à voir avec la bise qu’on fait aux filles. Là où on la joue costaud, entre mec, genre grand coup de mâchoires, avec elles, on est beaucoup plus dans le frôlement. Faut dire que rien que quand je les vois arriver, le matin, en sens inverse, je me sens déjà tout drôle. Il suffit qu’elles avancent en grappe, soudées par les coudes, pour que je me mette à rire un peu plus fort. Je ne suis pas le seul, remarquez. Karim et Gaëtan, ils ont beau se la jouer dur, je vois bien que ça les travaille.

Faut avouer que c’est vraiment étrange la bise. Je devrais avoir l’habitude pourtant, depuis le temps que j’embrasse ma mère. Mais là, dans la cour, avec les filles, ça n’a rien à voir. C’est comme si je m’arrêtais de respirer, un court instant, pour profiter un maximum. Ca va super vite et pourtant, le temps que tes joues effleurent celles de la fille, tu arrives à attraper plein de petits détails. Une odeur de parfum, un reflet de boucle d’oreille ou la caresse d’une mèche. C’est vraiment incroyable. Bon, après, c’est vrai que ça varie beaucoup en fonction du type de filles.

Il y a les moches déjà, qu’il vaut mieux éviter d’embrasser. Ou même de regarder d’ailleurs, au cas où ça lui donne l’envie d’essayer. Ca, c’est le type d’histoire qui fait hurler ma mère quand je les lui raconte. Je vois bien que c’est un peu injuste mais en attendant je ne vais pas prendre le risque de claquer la bise à Armelle juste pour faire changer les choses. Y’a pas marqué Zorro, non plus.
En dehors des moches, il y a les intellos. Je ne sais pas si c’est un hasard, mais j’ai remarqué qu’elles avaient souvent des lunettes et des cheveux frisés. Des fois, il y en a même qui pourraient être mignonnes sans ça, mais bon, vu qu’elles passent leur temps la tête dans les bouquins, on ne peut pas être sûr. En tout cas, les intellos, c’est compliqué. Parce que d’un côté, il vaut mieux éviter qu’on te voie leur faire la bise trop souvent, et d’un autre, c’est toujours pratique de les avoir à la bonne en cas d’interros surprises. Pour le coup, c’est à chacun de gérer comme il sent.

Ensuite, il y a la plus grande majorité des filles, celles qui pourraient être votre sœur ou votre copine. Elles ne sont pas moches, pas vraiment intellos non plus mais on ne les remarque pas pour autant. Mon père, quand il en croise une, il dit souvent qu’elle sera belle plus tard. Sauf que pour l’instant, ce n’est pas très prononcé. En attendant, je dois avouer que c’est surtout à ce genre de fille qu’on tape la bise. Ca ne craint rien, c’est vite fait et on n’a pas à leur parler. C’est réciproque, notez. Au point que des fois, j’ai l’impression qu’on se rend service mutuellement.

Au sommet, enfin, il y a Betty et ses copines. Stéphanie, Marion, Nabila. Des filles comme des femmes. Avec des coiffures travaillées, des bijoux, du rouge à lèvres et des soutiens-gorges. Il paraît qu’elles peaufinent ça dans les toilettes, sous le préau, au début de chaque récré. Les pionnes ont beau tout essayer pour les empêcher de se maquiller, leur mettre des heures de colles, confisquer les mascaras, il n’y a pas moyen. Les filles finissent toujours avec un peu de poudre sur les joues ou les paupières.

Des filles comme ça, c’est sûr qu’elles ont déjà couché. En tout cas, c’est ce que raconte le grand Gomez, le redoublant de la classe, comme quoi il l’aurait fait avec Marion, un samedi, après le match de foot. En même temps, il faut se méfier avec le grand Gomez, parce que chez lui, comme dit mon père, tout est proportionnel, la gueule aussi du coup.

Mais bon, vu que Marion a ses règles, ça confirmerait ses dires. C’est quand même bien pratique les règles pour dire si une fille est vierge ou pas. C’est Gaëtan qui nous a tout expliqué : si la fille les a, c’est qu’elle a couché; si elle ne les a pas, c’est qu’elle est vierge. Le seul souci de sa technique, c’est qu’elle n’aide pas du tout pour savoir si une fille a des règles ou pas. Et comme c’est un peu compliqué de leur demander directement, on a dû élaborer pleins d’autres méthodes. Heureusement, la nature est bien faite.

En hiver, par exemple, si une fille noue son pull à la taille plusieurs jours de suite, c’est qu’elle les a. En été, c’est pareil, mais avec un string. Quand une fille n’en met pas pendant une semaine, bingo, les ragnagnas. En même temps, mon cousin de Strasbourg m’a dit que ça ne fonctionnait que dans le Sud. Chez lui, personne n’a de string qui dépasse.

Il y a le maquillage aussi qui aide bien. Mais ça ne marche qu’avec les musulmanes et uniquement pendant le Ramadan. C’est Karim qui nous a lâché le morceau. A cette période, si une fille a ses règles, elle n’a pas le droit de se maquiller. Du coup, quand on a vu Nabila sans la moindre trace de rimmel, ça nous a sauté aux yeux.

Faut pas croire, mais au collège, t’as intérêt à en connaître un rayon au niveau sexualité. Et il ne suffit plus de savoir comment on fait vraiment les bébés. Ca c’était le niveau primaire. Maintenant, il faut commencer à entrer sérieusement dans les détails. Au  début, comme je n’avais pas Canal +, j’étais un peu largué. Mais j’ai eu de la chance, entre Gaëtan qui enregistre les films et Karim qui pique les revues de son frère, j’ai pu combler mes lacunes. Fellation, branlette espagnole, pipe, cunnilingus, 69, levrette, cravate de notaire, lesbienne, mon vocabulaire s’est considérablement enrichi avec les commentaires post visionnage. Mais bon, tout ça reste essentiellement théorique. Et surtout, ça ne change pas le fait qu’au final, Betty et ses copines, c’est du trop gros pour nous.

Enfin ça, c’était jusqu’à la semaine dernière et le truc incroyable qui s’est passé pendant le cours d’EPS. L’EPS, c’est le nom compliqué pour le sport. Ca doit donner l’impression aux profs qu’ils font un vrai métier. Moi, personnellement, ce n’est pas un cours que j’adore. Encore, tant qu’il y a des raquettes ou des ballons, je ne dis pas, mais dès que c’est matelas, poutre et trampoline, je vois moins l’intérêt. Mais bref.

Ce matin là, on sortait tous du vestiaire, dans nos pauvres tenues et on se dirigeait vers la salle de gym. C’est terrible, les tenues de sport. C’est comme si ça exagérait ce qu’on était à la base : les moches ont l’air encore plus laides, les maigrelets encore plus squinches et les belles s’en tirent toujours bien. Betty, bien entendu, avait la classe. Et la classe rebelle en plus : bas de jogging noir rayé de blanc, pompes argenté et pull de surfer. Chewing-gum à la bouche, elle soutenait à la prof qu’elle avait oublié son T-shirt et que c’est pour ça qu’elle devait garder le pull. Moi, je ne sais pas pourquoi, je sentais bien qu’elle l’avait fait exprès. La prof a soupiré un grand coup, lui a fait cracher son hollywood et lui a dit que la prochaine fois, c’était la permanence directe.

Ensuite, on s’est retrouvé par groupe, avec chacun son instrument de torture : matelas bleu pour les roulades, cheval d’arçon pour jouer à saute-mouton ou trampoline pour le salto avant. Moi, j’ai eu droit au cheval d’arçon, le genre d’engin qui te fait réfléchir quand tu es un garçon : une mauvaise chute et tu tasses ton patrimoine génétique bien comme il faut. Betty, elle était aux espaliers pour faire le poirier, sauf qu’en langage EPS, ça devient un Appui Tendu Vertical. La prof nous a bien décomposé le mouvement mais d’un point de vue théorique, sûrement histoire de ne pas se décomposer elle-même. En gros, ça donnait mains tendues au dessus de la tête, prise d’élan sur la jambe d’appel, bascule sur les mains, lancer en balancier de l’autre jambe et réception talon sur l’espalier. Là, tu devais tenir comme tu pouvais sur tes bras tout branlant avant de laisser la gravité de remettre dans le bon sens. Sécurité et associations de parents d’élèves obligent, comme disait la prof, on allait faire ça par deux, avec un camarade à la parade, pour te rattraper au cas où.

Quand ça a été au tour de Betty de faire le poirier, on a tous jeté un coup d’œil. C’est comme ça avec les filles de son genre : elles sont toujours sur le devant d’une scène, avec nous, les autres, comme spectateurs. Betty s’est préparée, un petit sourire aux lèvres. Elle avait le grand Gomez à la parade. A ce moment, ça m’a refait la sensation des vestiaires et j’ai su qu’il allait se passer un truc bizarre. Betty a tout bien fait ce qu’avait décrit la prof, mais avec une espèce de décalage qui montrait bien qu’elle ne prenait pas ça au sérieux. Ses jambes ont décollées en arc de cercle et elle a tenu ferme sur les bras. Puis le grand Gomez l’a rattrapée par les chevilles et c’est là que c’est produit ce qu’on attendait tous, sans vraiment le savoir.

Le pull de surfeur, trop large, a glissé jusqu’à ses épaules. Betty se dressait devant nous, la tête en bas, ventre et soutien-gorge à l’air. J’avais beau en avoir vu un paquet des soutifs, dans les films, ça m’a quand même fait tout drôle en vrai, juste devant moi. Il était tout rose, avec une bordure à fleurs sur le haut et des motifs qui se croisaient sur le devant. Et même pas rembourré en plus. C’était juste beau. Quand j’ai réussi à décrocher, j’ai vu que Betty rougissait mais c’était peut-être dû à la position. Et surtout, elle se retenait de pouffer de rire. C’était clair qu’elle avait préparé tout ça, histoire de nous montrer à tous qu’elle était une femme, une vraie. Ou quelque chose dans le genre.

Ce qu’elle n’avait pas imaginé par contre, c’est que le grand Gomez était un mec, un vrai, lui aussi. Quand il a percuté la situation, il a tout de suite enchaîné. Tout en la maintenant par les chevilles, il a lancé une main dans son dos et a fait sauter l’attache de son soutif. Et vu l’expression qui s’est figée sur la figure de Betty, ce n’est pas comme ça qu’elle imaginait son final. Elle a poussé un petit cri, avec de la colère et de la honte dedans, et elle a essayé de rattraper son soutien-gorge comme elle pouvait, en équilibre sur une main. Mais ce n’était vraiment pas évident. Le grand Gomez, lui, se marrait avec un air débile. 

Alors moi, sans réfléchir, je me suis mis à courir droit sur le trampoline. Je courais et en même temps, j’hurlais comme un veau. Je voulais qu’on m’entende dans tout le collège. Elle avait beau l’avoir un peu cherché, ce n’était pas juste ce qui arrivait à Betty. Et puis, je ne voulais plus que le grand Gomez la regarde comme un affamé, tout fier de l’avoir descendu devant tout le monde.

Alors je suis arrivé à toute berzingue sur le trampoline et je me suis envolé en gueulant, loin au dessus du cheval d’arçon. Je savais que l’atterrissage allait être compliqué, quelque part entre le matelas et le mur, mais je m’en fichais, parce qu’ils avaient tous la tête tournée vers moi et que c’était exactement ce que je voulais.

Juste avant le choc, j’ai aperçu Betty, à genou, en train de raccrocher son soutif à la hâte, et au dessus, le grand Gomez qui me regardait la bouche entrouverte sans rien comprendre. Puis mon pied s’est planté dans le matelas, mon corps a suivi et ma cheville a pris un angle bizarre. Il y a eu une espèce de craquement bref et j’ai arrêté de hurler pour de faux.

Deux jours plus tard, quand je suis rentré dans la cour avec mes béquilles, les autres m’ont observé sans trop savoir quoi faire. La plupart se demandait si mon geste tenait de l’héroïsme stylé ou du ridicule total. J’ai retrouvé Karim et Gaëtan et on a commencé à clopiner, l’air de rien.

Et puis, au détour des pins, Betty s’est pointée avec ses copines, juste devant nous. Elle s’est arrêtée et a regardé mon plâtre sans rien dire.

Et devant tout le monde, elle m’a fait la bise.

 

 

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