La baleine ouvre le bal
par Jean-Christophe Deveney

 

I

 

Baleine : (1080. Lat. ballaena ) Mammifère marin de la famille des cétacés, réputée pour sa grande taille (jusqu’à 33 mètres de long et 150 tonnes environ). La baleine se nourrit principalement de planctons, happés avec nonchalance au cours de ses plongées.

 

Perdus au beau milieu d’un plateau plastique, les sushis survivants tentaient de se faire la malle. On aurait presque dit qu’ils se remettaient à onduler de la queue, pressés de retrouver la mer et de fuir la poigne imposante qui les décimait depuis une bonne demi-heure. Dans un dernier soubresaut tragique, les flancs de saumon norvégien sur lit de riz blanc atterrirent dans une paume moite qui les propulsa illico-presto au plus profond d’un gosier insondable. A peine mâchés, ils ne leur restaient plus qu’à glisser dans les ténèbres grasses de l’œsophage avant de s’enfoncer, tels des pinocchios nippons, dans la bile de la baleine.

Comme à chaque fois qu’il venait de s’envoyer en l’air, Dick Melville, enquêteur privé de classe B (beaucoup plus connu sous le pseudonyme de " La Baleine "), se tapait sa centaine de sushis. échoué sur un clic-clac marine, vêtu d’un simple caleçon d’où débordaient ses chairs flasques, il faisait le maximum pour mériter son surnom. A ses côtés, une jeune femme svelte reposait nue, naufragée d’une nuit contre le corps énorme de son partenaire.

Comme bon nombre de ses congénères obèses, les plis amples de la graisse avaient eu pour effet sur la Baleine d’effacer ceux de l’âge. Et il semblait périlleux de se lancer dans une quelconque évaluation de la durée de vie de la bête. Surtout que dans sa profession, les lignes vitales avaient tendance à jouer au yo-yo. La Baleine paressait juste exister depuis toujours, improbable Don Juan qui ramenait soir après soir de séduisantes femmes dans cette chambre minuscule.

Il détenait en effet sur la gente féminine un étonnant pouvoir d’attraction qui reposait à la fois sur un charisme naturel et un irrésistible don d’improvisation. Véritable illusionniste verbal, il parvenait ainsi à disparaître derrière les mots et l’humour ; technicien du langage courtois, il savait aussi utiliser sa langue à d’autres fins. Tant et si bien qu’une délicieuse réputation le précédait désormais dans nombre de hauts lieux de la nuit parisienne : la Baleine susurrait du bout des lèvres les mots les plus doux.

Ce soir c’était Rosa qui avait profité à grands cris du chant suave du cétacé. Exténuée par six orgasmes consécutifs, elle s’était vite endormie, à peine consciente que la touffe de cheveux qu’elle avait longuement agrippée n’avait fait que donner. Lorsqu’on prenait le temps de l’interroger sur cette " chasteté ", la Baleine, loin d’invoquer un altruisme quasi divin, parlait à demi mot d’une sinistre impuissance. Ce qui, en général, avait pour effet de clore le débat.

Mais si cette impuissance pouvait constituer de temps à autre une réponse sincère, elle était loin d’expliquer la totalité du comportement sexuel de la Baleine. L’unique vérité était à la fois plus simple et plus tordue : l’enquêteur ne parvenait à jouir que de cette façon, le visage perdu dans l’intimité chaude de sa partenaire.

En ces heures incertaines, la Baleine songeait à tout cela, l’esprit léger et le corps rassasié, comme en suspension. La télévision finissait d’ailleurs de transformer le lieu en un aquarium géant, faisant danser des reflets bleutés sur les épaisseurs blanches de son spectateur. Les informations de la nuit jaillissaient hors du carré magique et éclaboussaient tout ce qui leur faisait face. Les ondes du progrès perçaient ainsi les cernes lourdes du détective et déposaient leur message universel sur ses rétines lointaines. Palestine, Israël, Conflit, élection, Cinéma, Show-Biz…Une macédoine de nouvelles sanglantes que la Baleine ingurgitait, gueule ouverte, filtrant ce qui l’intéressait, recrachant le reste dans les méandres de l’oubli.

Jusqu’à ce qu’au détour d’une déferlante publicitaire, le plat principal de la nouvelle cuisine cathodique fasse son apparition : une blonde plantureuse, aux yeux trop rapprochés, épelait dans un tango de doudounes la phrase de son prompteur :

" Mais que deviennent tes héros de Lov’appart©? "

Une question existentielle. Depuis 3 mois que la première expérience de Réal-Tv à la française s’était conclue dans les paillettes et le champagne, il ne s’était pas écoulé une heure sans qu’une fréquence quelconque ne diffuse de leurs nouvelles. Flora, Jean-Didier, et tous leurs ami(e)s squattaient le paysage audiovisuel tandis que les maternités se chargeaient déjà de répercuter dans les décennies à venir leurs prénoms solitaires. Et bien que les baleines soient réputées pour leur gentillesse, la destinée de ces pauvres enfants, tout frais accouchés du ventre médiatique, dégoulinant encore d’un placenta mielleux commençait sérieusement à lui travailler les branchies.

Son gros pouce n’allait donc plus tarder à écraser le bouton en caoutchouc rouge de la télécommande lorsque les " News de Flora© " prirent une tournure pour le moins inattendue. La tignasse décolorée de la starlette céda la place au jingle tournoyant d’un flash spécial, avant que le présentateur mal réveillé ne s’efface à son tour devant les images d’un reportage bouclé.

Sous l’œil de la caméra houleuse défilait la villa des Loveur’s®, soapement baptisée la " Villove© ". Mais au lieu du néant anodin qui régnait d’ordinaire sur ses plans, les pièces grouillaient d’une agitation tragique. Dans le halo cru de l’éclairage, les visages décomposés de Flora et Maud, déchirées par les pleurs, laissaient entrevoir le pire. Celui ci n’apparut qu’au terme d’un long slalom entre policiers et pompiers, en la personne d’un Jean-Didier inconscient.

A demi-nu, le teint aussi pâle que l’oxygénation de ses cheveux, il se répandait sur le sol, cerné de près par une flaque visqueuse. Un peu trop large d’ailleurs au goût des sauveteurs qui s’affairaient en tubulures de toutes sortes, du garrot à la transfusion. Vite écartée par ces compétentes autorités, la caméra parvint tout de même à figer la jambe ensanglantée du séducteur. La " gueule d’amour© " sortait indemne d’une tentative de meurtre sauvage, comme en témoignait la pince à mouton étendue à ses côtés. Le zoom final s’acheva sur les crocs rouillés de l’acier, repeints au rhésus o+ et parsemés de poils pubiens.

Des poils non décolorés.

 

II

 

La baleine dort peu. Ses faibles capacités respiratoires l’obligent à remonter à la surface pour trouver le sommeil. Mais ainsi exposée aux agressions extérieures, elle ne se repose que par courtes phases (35 minutes à 1 heure) entrecoupées de réveils. Pour certains scientifiques, ces conditions sont à l’origine de l’humeur aigrie du mammifère.

 

En ces heures matinales, la baleine rêvait entre deux eaux. Elle flottait sur le dos, entourée de sirènes à corps de Loveur’s© dont les caresses se mêlaient à celles du soleil. Complètement engloutie dans ces douceurs inconscientes, elle ne vit évidemment pas se profiler les premiers récifs téléphoniques. Pareilles à des pics aiguisés, les sonneries s’égrenèrent sur le lagon silencieux. La nage devint bien vite impossible et les vaguelettes turquoises finirent par se figer sur le tissu froissé du clic-clac. Rosa avait déjà filé et le téléphone s’acharnait en une série de triple vrilles piquées. C’était ce qu’on appelait se faire harponner de son sommeil.

La baleine fit surface, cracha un éternuement râleur et franchit enfin la porte. Il était peut-être temps de reconsidérer son point de vue sur les répondeurs et autres filtres vocaux. Il attrapa le combiné au sommet de son double saut et enfonça le plastique froid dans son oreille disproportionnée.

– Allo ?

–…

Le silence habituel. Et le souffle qui va avec, amplifié par plusieurs postes de télétransmission. 90 % des clients qui appelaient son bureau se trouvaient incapables de répondre. La surprise les laissait souvent coi. Il est vrai que rien ne pouvait les préparer à ce qu’ils allaient entendre. Après de nombreuses semaines de réflexions et d’angoisse sur la nécessité de contacter un privé, plusieurs jours de tâtonnements entre les lignes fines des annuaires ou du Web, quelques interminables heures pour se décider à enfin appeler :

" La Baleine – Enquêtes privées. Résultats garantis "

misant ainsi sur la puissance tranquille du mammifère évoqué, rien en effet ne laissait présager la voix suraiguë qui les recevait. Une voix cancanante, qui tombait du plus haut de la narine et provoquait à coup sûr la gêne ou le rire. C’était triste à dire, mais la Baleine avait une voix de canard.

– Vous êtes bien au cabinet La Baleine. Enquêtes privées. Et résultats garantis.

D’ordinaire, la façon qu’il avait de poser des intonations lentes et claires rattrapaient la toute première impression. Dans les affaires comme dans le privé.

– Ben, je ne m’attendais pas à ça. J’espère que vous êtes un homme au moins !

Une voix de femme célibataire et une agressivité d’alcoolique unisexe. La quarantaine ravagée par le tabac et une fin de phrase qui se liquéfiait en glaire.

– Je peux vous rassurer là dessus quand vous voulez, Madame.

– ça ne sera pas la peine ! J’ai juste besoin d’un vrai mec pour un boulot discret. Mais avec ton nom, je ne suis plus bien sûre pour la discrétion.

– Pourquoi appelez-vous Madame?

– J’ai besoin des services d’un professionnel dans ton genre. Mais je ne peux pas t’en causer au bigo. Est-ce que tu peux te déplacer rapidement ?

– Je ne me déplace jamais pour rien.

– L’argent n’est pas un problème. Mais j’ai besoin de toi immédiatement.

– Où puis-je vous trouver ?

– Pensionnat Ste-Marie des Pêcheurs. J’en suis la directrice. Madame Raquenides. D.é.S à la fin.

– Je suis chez vous dans une demi-heure.

Tandis que le clignotement sonore de la ligne refaisait son apparition, l’enquêteur songea que les Ste Marie des Pêcheurs se levaient tôt en cette saison.

Remarquez, quoi de plus normal pour ferrer un cétacé ?

 

III

 

La Baleine possède des sens inégalement développés. Si sa vue est bien inférieure à celle de l’homme, son ouïe et son odorat sont parmi les plus fins du règne animal. Un organe au fonctionnement proche de celui d’un sonar, basé sur des ondes acoustiques, améliore encore la précision de ses déplacements.

 

Quelques stations plus tard, la Baleine émergeait des méandres de Paris, régurgité par une bouche de métro dans un flot commun de travailleurs et de touristes. Un ample costume en lin et un éternel Panama pouvait d’ailleurs le ranger dans les deux catégories, même si sa corpulence gênait un peu le bon écoulement de la station et agaçait surtout les cadres stressés. La foule se scindait en deux à son contact pour mieux se reformer dans les mètres qui suivaient. La Baleine ressemblait presque à une île, plantée au cœur de celle de la Cité.

La Pension Ste Marie des Pêcheurs se cachait derrière des grilles crochues. Le bâtiment dix-septième siècle formait un " U " majuscule et entourait un jardin. Une dizaine de platanes distordus commençaient déjà à y déposer leurs feuillages jaunâtres. Un ciel laiteux peaufinait l’aspect automnal de l’ensemble.

Madame Raquenides l’attendait dans une salle de classe primaire, où elle trônait en maîtresse géante face à des rangées de bancs lilliputiens. La masse de la Baleine s’y fraya un chemin avec précaution, frôlant des cuisses les tables frêles. Un sourire cassant se tendit alors sur les lèvres de la directrice.

– J’étais sûre que le résultat serait des plus grotesques ! Mais je n’imaginais pas que tu aurais une tête de furet, la Baleine.

La Baleine avait l’habitude de ce genre de remarque. Son visage conique et pâlot contrastait violemment avec sa corpulence gloutonne. Et ses deux yeux rouges finissaient de lui donner cet air de putois albinos.

– Vous avez devant vous la première arche de Noé transgénique, Madame : corps de baleine, tête de furet et voix de canard.

Le sourire de la vieille dame s’estompa aussitôt. A sa place apparut un faciès sec, lacéré de rides. Un chignon raide, transpercé d’aiguilles et une paire de fines lunettes finissaient de tisser une toile d’intersections abruptes. Madame Raquenides semblait tout en angles aigus, depuis les articulations cassantes de ses coudes jusqu’au pics de ses hanches qui tiraient le tissu de sa robe en velours.

– Venons en au fait. J’ai besoin de toi pour une de mes filles. Elle est du genre taquin : elle a fait une fugue cette nuit.

– J’imagine que vous avez prévenu la gendarmerie ?

– Ben c’est un peu ça le problème. Comme tu le vois je dirige une pension pour orphelines sous tutelle d’état et disons que…que les autorités n’aimeraient pas trop savoir que leurs pupilles cherchent à voler de leurs propres ailes. Il faudrait donc me la ramener au bercail… en douceur et en silence.

Le plan bancal par excellence. Celui qui permet de s’asseoir à un bout de la table et de jouer aux tapeculs en pesant de tout son poids. Un rôle idéal pour une Baleine.

– Mes honoraires ne sont pas donnés Madame. Ils sont comme moi : un peu disproportionnés.

– Je t’ai déjà dit que l’argent n’est pas un problème. Je te rembourse de tous tes frais et j’ajoute mille francs par jours. ça te va ?

L’enquêteur acquiesça du museau. Le ministère de la solidarité semblait avoir revu ses subventions à la hausse.

– Qu’est ce que vous pouvez me dire sur la petite ?

– La brebis égarée s’appelle Kelly Devaux. Elle a 13 ans, blonde, yeux verts. Un tempérament difficile : elle ne fait rien en classe, fume déjà un paquet par jour et passe des heures à se barbouiller à grands coups de crayon Okgirl.

– Une idée sur les motifs de sa fugue?

La vieille femme se leva, dépliant par là-même sa colonne vertébrale saillante.

– ça me semble assez clair oui. Suis-moi ma Baleine, on va jeter un coup d’œil à sa chambre. Je pense que tu vas vite comprendre.

 

La chambre en question se tenait deux étages et trois corridors plus loin. Et elle permettait en effet de se faire une idée assez précise sur les causes du départ précipité de Kelly. Derrière la porte en chêne, la Baleine put découvrir le premier véritable temple du " Lov’appart© ". La faible blancheur qui tombait de la lucarne suffisait à faire miroiter les couleurs flashies, à fortes tendances jaune et bleu, des centaines de posters épinglés. Chaque parcelle du papier peint moisissant semblait dédiée à la déesse Flora. La plantureuse blonde se répercutait ainsi jusqu’au plafond, fille de dieu moderne, crucifiée à grand renfort de punaises au milieu de ses apôtres à peluches. La convergence des regards strabiques sur sa personne commençant à mettre mal la Baleine, elle referma la porte et s’éclipsa en silence de ce Saint des Saints cathodiques.

– Tu cernes mieux " le profil psychologique " de ta " proie " ?

– C’est assez clair en effet.

 

 

 

IV

 

Migration : (1495. Lat. migratio) Déplacement collectif, parfois individuel, d’une espèce animale, vers une destination déterminée. La migration est d’ordinaire périodique.

 

Le soir même, la Baleine se trouvait à bord du TGV Méditerranée Paris - Nice. Habitué à payer un prix double, il profitait avec largesse du confort de deux fauteuils première classe. La blancheur parisienne s’estompait peu à peu, faisant place au fil des kilomètres à une fin d’après midi orangée. Le train fusait vers le sud dans un sifflement continuel de bouilloire et seuls les miroitements rapides de la lumière rendaient une sensation de vitesse. Entouré d’une solide réserve de tartines au tarama et d’une pile de bouquins d’auto-psychologie, il profitait du voyage pour combler ses fringales glycémiques et intellectuelles. Et entre un blinis et un paragraphe, l’enquêteur passait en revue les différents moments de sa première journée. La rapidité avec laquelle il avait pu remonter la piste de Kelly le surprenait presque.

Peu avant de quitter la pension, une amie de la jeune fille l’avait abordé, lui confirmant que le seul rêve de Kelly était de retrouver les Loveur’s© à Saint-Tropez. Un guichetier de la gare de Lyon avait ensuite reconnu avec certitude la photo de la petite et se rappelait lui avoir vendu un billet le matin même pour Nice. La fillette avait demandé Saint-Tropez comme destination. Naïve jeunesse. Comme si le gratin du show-biz se dorait le fromage en compagnie des patates du peuple.

C’est à ce niveau de ces profondes réflexions socio-culinaires, qu’un parfum chaud fit son entrée dans le wagon. La Baleine entrouvrit les naseaux et dégusta un filet olfactif où se mêlait acacia, clématite et amandier.

– Excusez-moi, je peux m’asseoir ?

La voix était assortie au parfum et rappelait les plus belles intonations d’une Pascale Clark enrouée.

– Je vous en prie…Mademoiselle.

La créature s’assit en face de lui. Elle tenait toute ses promesses : jean noir, débardeur blanc, moulages précis de galbes parfaits.

– Je m’appelle Marie, et je me demandais ce que vous lisiez.

La question sortait d’une bouche fraîche et naturelle. Marie était une brune aux traits félins et aux cheveux coupés à la garçonne. Pour un peu, elle renouait avec la tradition des accroche-cœurs.

– Je dévore Rabelais. Pantagruel, Gargantua, le Tiers-Livre, vous connaissez ?

– ça me dit quelque chose.

Le regard troublé de Marie indiquait que le " quelque chose " était très vague. De l’ordre de la fiche de texte antédiluvienne, mal recopiée en vue du bac de français. La Baleine l’a ramena donc au présent, soucieux de réussir son propre oral. Ce qu’il réussit avec mention malgré la rapidité accrue du trajet. La jeune fille se confia bien avant Valences, trouva la Baleine irrésistible vers Marseille et succomba à sa délicieuse loquacité peu après Toulon.

Au grand désagrément des passagers, les toilettes restèrent ainsi occupées jusqu’à Antibes.

 

V

 

Fanons :  (XIIème. Frq.fano) 1.Lames de cornes transversales (jusqu’à 2 mètres) fixées à la mâchoire interne de la Baleine, qui peut en possédant une centaine.

2. Repli de la peau qui pend sous le cou de certains animaux.

 

Comme à chaque fois qu’il se retrouvait dans un hôtel crasseux, la Baleine peaufinait sa toilette quotidienne. Et comme à chaque fois, le minuscule miroir qui lui faisait face avait du mal à l’encadrer. L’enquêteur gargouilla un grand coup et recracha son bain de bouche. En relevant la tête, son regard accrocha la photo de la jeune Kelly.

Depuis trois jours qu’il traînait sa masse sur les plages et les pavés de Saint-Tropez, il n’avait encore rien ramassé. Cet affrontement quotidien avec 75 % de parts de marché monosyllabiques et tartinées de crème solaire Jojoba devenait de plus en plus pesant. Les badauds s’agglutinaient autour de la Villove© et semblaient pouvoir attendre jour et nuit une descente au portail de leurs idôles. Une vrai pentecôte athée qui ne s’était évidemment plus produite depuis la tentative de castration des divines parties.

Et à force de nager au milieu de cette foule stagnante, photo à la main et gueule grande ouverte, la Baleine commençait à s’entartrer les fanons. D’où la nécessité d’un double brossage.

 

Quelques trop courtes heures plus tard, la Baleine ressortait une nouvelle fois bredouille de ce bain huileux. Ces longues heures de brasse coulée le rejetaient frit et dégoulinant dans les rues bondées du vieux port. Deux trois personnes avaient bien cru apercevoir Kelly, mais leurs indications restaient des plus vagues. L’enquêteur songeait donc aux opportunités de migrations qu’il lui était offert, depuis les mers chaudes des caraïbes jusqu’aux embouchures glacées du Saint-Laurent, lorsque le hasard fit soudainement progresser d’une manière aussi soudaine que monumentale son affaire.

Kelly venait de faire son apparition une centaine de mètres plus loin, dans une ruelle adjacente. Il n’y avait aucun doute à avoir, les traits photographiques de la fillette étant profondément incrustés dans sa mémoire.

La Baleine mit alors en branle son imposante machinerie musculaire et s’élança vers elle, tel un rouleau-compresseur customisé. Il n’avait parcouru que la moitié de la distance lorsque une Newbettle bleue se gara devant la petite. La portière arrière s’ouvrit et une paire de jambes vêtues de cuir s’en échappa. Agacé à l’idée de voir la fille lui filer sous les doigts, et par là même l’occasion d’en finir avec cette affaire et de retrouver son aquarium parisien, il combla la distance à grands coups de "KEL-LY" tonique. L’unique effet de cette interpellation fut de détourner l’attention de la gamine qui devint ainsi la proie toute indiquée de la NewBettle vorace. Les cheveux clairs de l’orpheline finissaient à peine de passer par la portière qu’un clébard hystérique en jaillissait. La bestiole, chimérique croisement d’un bull terrier et d’un loulou de poméranie crapahuta furieusement jusqu’au mollet gauche de la Baleine. Et les crocs aigus mais tenaces du bâtard suffirent à plaquer l’enquêteur dans un fracas de poubelles. L’animal kamikaze perdit d’ailleurs la vie dans ce roulé-boulé fatal, victime aplatie des lois de la pesanteur. Quelques crissements de pneus plus tard, la Baleine releva enfin la tête et nota la plaque d’immatriculation du véhicule. Un très sobre :

999 BEA 06

ça ne s’invente pas.

 

VI

 

Aujourd’hui, de plus en plus de zoo et autres parcs d’attractions aquatiques envisagent d’exposer des baleines. A l’instar des réussites que sont les spectacles d’orques et de dauphins, ils espèrent ainsi attirer toujours plus de public. Des études récentes prouvent néanmoins que les conditions de vie en aquarium soient très loins de satisfaire aux besoins essentiels du cétacé.

 

La Baleine vivait de paradoxe. Hermétique à toutes formes de communication portable, elle n’en supportait pas moins les cabines téléphoniques. Il faut dire que le volume viable de la cage en verre standard côtoyait de trop près celui de l’enquêteur. Aux cubes de verres cloisonnés, la Baleine préférait donc les cabines handicapées, plus larges et ouvertes sur l’extérieur. Et c’est dans une de ses répliques Tropéziennes, qu’il attendait une réponse de son interlocuteur, tout en caressant son mollet souillé de poils et de sang.

– T’affoles pas ma chérie ! Candide est en train de composer le numéro sur mon portable. Il n’en a plus pour longtemps le chou !

L’interlocuteur en question, à la voix rauque surpoussée vers les aiguës, n’était autre que Marcel Daverot dit Swann. Ou Dave. ça dépendait de la clientèle.

– Je ne m’en fais pas Marcel, j’ai toute la nuit devant moi.

Marcel tiqua d’un souffle vexé. Il n’aimait pas qu’on lui rappelle son vrai prénom. Et son passé. Ancien CRS, il s’était reconverti dans la coiffure dix ans plus tôt, découvrant sur le tard ses véritables orientations sexuelles. Comme quoi, on pouvait tabasser les cheveux longs en 68 et les bichonner trente ans après.

– Ah ! ça y est, ça bipe ! Je te laisse hein ! Je te reprends dans une petite dizaine de minutes.

La voix s’éloigna un peu plus. Marcel parlait à Candide, son nouveau " mec ", qui semblait jouer le rôle d’assistant shampouineur de jour comme de nuit.

– Allez passe-moi ça toi ! Tu vois bien que c’est important !

La Baleine connaissait Marcel depuis sa période casque et matraque. Ils s’étaient souvent rendus de menus services, les entrées de l’un dans les sections de police et les connaissances de l’autre dans certains milieux se complétant de façons radicales. Et quinze après avoir décroché des lacrymos, Marcel pouvait encore retrouver le nom et l’adresse d’une personne à partir de sa simple immatriculation. La plaque 999 BEA rebondissait d’ailleurs dans le crâne immense de la Baleine. En général, ce genre d’immatriculation se payait chère dans les préfectures et son attribution tenait autant du hasard qu’un quintuple vainqueur au Keno. Les chiffres pouvaient aussi bien renvoyer à une branche locale de satanistes inversés qu’au délire coûteux d’une riche fille à papa. Mais dans les deux cas, la question centrale tournait autour de l’intérêt d’une telle organisation pour une petite Cosette parisienne.

– Ma chérie ? Tu es toujours là ? J’ai trouvé ce que tu cherches. C’est dommage que tu ne sois pas passé nous voir sur Nice. C’était quand même à côté.

– Tu sais bien que je n’aime pas mélanger boulot et loisir.

– ça ne me fait qu’à moitié plaisir ce que tu me dis là.

– Qu’est ce que tu me racontes sur la plaque ?

– La voiture est une Newbettle. Année dernière.

– OK…

– C’est une voiture de fonction. Elle a été achetée au nom de " la Nonne rose ". C’est un bar de Saint Trop’. Et c’est tout ma chérie.

Les indications de Marcel faisaient pencher la balance du côté des suppôts antipodistes.

 

Ce fut avec un demi haussement de sourcil que la Baleine, pourtant grand habitué des boîtes de la capitale, arriva devant la " Nonne Rose". Sur la façade, les néons s’entrelaçaient de façon presque charnelle pour écrire le nom du club. Les arabesques de lumière se prolongeaient jusqu’à une double porte en bois et encadraient ses contours. Le lieu était un ancien couvent rénové, comme l’attestaient diverses sculptures éparpillées sur la cloison. Outre ce détail architectural, la boîte devait son nom à la conservation de quelques règles monacales : une longue file, composée uniquement de femmes, patientait ainsi devant l’enceinte. Vêtues de soutanes et de chasubles, elles se préparaient pour une soirée des plus religieuses. Devant l’entrée, deux sœurs franciscaines jouaient les Saint-Pierre, laissant passer habituées et jolis minois, écartant d’un coup de chapelet les indésirables. La Baleine réajusta son panama et remonta la queue, sous une pluie de jurons.

– Bien le bonsoir mes sœurs.

– Désolé mon gros, mais t’as rien à foutre ici. Alors t’es gentil et tu dégages.

Le tout lançait dans un canon de voix très travaillé.

– Je croyais que les églises ne fermaient jamais leur porte au humble pénitent.

– Ben tout change, tu vois! (la première)

– On communie en cercle restreint (la seconde)

– Alors tu dégages ! (re-la première)

Les deux sœurs, coupes courtes genre croisées fanatiques, se mirent à jouer des phalanges.

– Vous vous méprenez mes sœurs : je ne vous demande qu’un quart d’heure. Et en bon croyant, je suis prêt à payer cher ma place aux cieux.

Les deux femmes ne comprirent vraiment la métaphore historico-religieuse qu’au moment où les Marie curie jaillirent de la main de l’enquêteur. Quatre beaux billets d’un vert radioactif.

– Ok ! Tu rentres mais tu restes bien dans l’ombre.

– Et t’as intérêt à te pointer dans dix minutes.

– Sinon, on te dégage !

La Baleine franchit les portes du paradis, un sourire discret sur le visage.

 

à l’intérieur, une messe hallucinante se découpait dans le noir et blanc des stroboscopes. Les transepts vibraient sous des corps à corps rapprochés et la nef battait au rythme de palpitations technoïdes. Les balcons renfermaient des tables privées d’où de lubriques regards plongeaient vers le sol. C’était de ce perchoir que la Baleine surveillait l’office, en quête d’une petite Kelly disparue ou de toutes informations permettant de faire progresser l’enquête en cours.

Partout autour de lui, des couples étranges se formaient, mélange de curés efféminés, d’imams à fausses barbes et de nonnes en cuirs. Pour peu, il se serait cru dans une pub pour Benetton. D’ailleurs, les regards acerbes que lui jetait l’assemblée œcuménique lui donnaient l’impression d’être aussi bienvenu dans ces lieux qu’une Baleine dans un village eskimo.

Alors qu’il se destinait à interroger la barmaid en livrée de cardinale, une main familière se posa sur son épaule. Son seul parfum lui suffit à identifier Marie, sa charmante hôtesse SNCF. La jeune fille passa devant lui et noua ses bras fins autour de son cou. Elle avait opté, de façon assez logique, pour une tenue raccourcie de Vierge. Si les traditionnelles couleurs rouge et bleu en étaient respectées, la longueur de la jupe manquait de peu de révéler le sacro-saint tabou de la Vierge Mère.

Sans un mot, mais pleine de sourires, elle se mit alors à onduler le long du corps ample de la Baleine. Ses jambes dorées s’enroulèrent autour des siennes ; ses doigts se crispèrent sur sa nuque. L’enquêteur la saisit alors par la taille et la bascula avec classe dans un plongeon digne des plus belles finales de danses mondaines.

– Je ne m’attendais pas à te retrouver ici, jolie Marie.

– Tu veux qu’on reparle de tout ça dans un coin plus intime ?

Le flamenco fatal prit fin sous les regards médusés du concile et la vierge marie entraîna sa Baleine vers les tréfonds des toilettes.

 

VII

 

Mégaptère (1886 Megas et ptère): Mammifère cétacé à longues nageoires de la famille de la Baleine. Voire Jubarte.

Jubarte (1665 dér lat. gibbus): Baleine à bosse.

 

Une pulsation sourde irradiait des ondes de douleurs depuis le front de la Baleine jusqu’à la pointe de ses orteilles. Tandis qu’il reprenait peu à peu conscience de son existence physique, un patchwork de souvenirs floues se tissait devant ses yeux. Il se revoyait en compagnie de Marie, sa main frêle au cœur de la paume. Les murs de la boîte frissonnaient sous la pression des basses et il s’installait à ses pieds. Ces émouvantes retrouvailles se ponctuaient alors par le choc glacial de son crâne contre l’émail du lavabo. La suite n’était qu’un long tunnel qui aboutissait à la pièce obscure où il reposait maintenant, à même un sol moisissant, mains et pieds liés par un savant bondage.

La Baleine oscillait donc sur le ventre, telle une poupée plombée, et méditait sur cette trahison innattendue. Marie, d’une quelconque façon, devait être liée aux propriétaires de la coccinelle bleue, et ces derniers n’avaient sûrement pas vu d’un bon œil qu’un gros type court après Kelly. Le plus inquiétant restait sans doute que Marie et ses amies l’avaient joué demi mesure avec lui: un peu plus que le simple avertissement, un peu moins que l’exécution directe.

La Baleine n’eut pas à attendre trop longtemps pour se faire une idée plus précise quant à la suite des événements. Quelques minutes plus tard, une perpendiculaire de lumière se découpa dans le mur de ténébres qui lui faisait face. Quatre silhouettes encapuchonnées pénètrèrent dans la pièce, lampes torches à la main. L’une d’entre elles, à priori plus motivée, marcha droit sur l’enquêteur et lui décocha un puissant extérieur du pied droit.

– Prends ça grosse larve ! ça va t’apprendre à jouer les machos !

La Baleine n’aurait jamais pensé que Marie puisse possèder un tel shoot. Ceux des deux cagoules suivantes furent d’ailleurs à peine plus forts, bien que très inférieurs d’un point de vue technique. Les videuses de la Nonne Rose frappaient des "pointus".

Le souffle court et les flancs brûlants, l’enquêteur releva la tête et chercha à identifier la quatrième capuche. La longue pince qu’elle tenait à deux mains lui rappela de biens mauvaises soirées télés.

– Tenez le bien. On va lui montrer comment les Saintes sœurs de Béatrice de la Castration traitent les gros porcs de son espèce! Les hommes ne sont que des pantins, tenus par le seul fil de leur bite ! Marie, la sainte vierge n’a jamais eu besoin de vous pour engendrer le fils de dieu ! Vous n’êtes rien qu’un petit bout ridicule de chair !

La propriétaire présumée de la Newbettle accompagna ses mots d’un claquement de pince tandis que ses trois acolytes s’attaquaient à l’immobilisation de la prise de plus en plus frétillante.

– Jean didier je peux comprendre à la rigueur : une gueule d’ange, une queue de démon, une piscine… Mais moi ? Et la petite Kelly ? Il n’y a qu’elle qui m’intéresse !

– Tu es un agent du mâle ! Tu veux nous EMPêCHER d’achever notre œuvre ! IL doit être châtrer pour donner l’exemple à tous ses semblables stupides ! Tu es CONTRE nous ! Et tu vas en connaître le prix! Notre sainte mère réclame ton honteuse virilité !

Accablé par le manque de communication entre lui et elles, la Baleine décida de réagir. Si les séances de pénalty étaient encore supportables, l’idée de laisser des bouts de soi à Saint-Tropez, gênait beaucoup plus son côté maniaque.

Profitant que les deux sœurs le retournaient sur les fesses, il envoya un grand coup de bosse dans le dos de la petite Marie. D’une petite voix, elle cessa de s’acharner sur la ceinture de son pantalon et roula inconsciente sur le sol transi. Il enchaîna avec un redoutable coup de nageoire caudale qui assoma la première videuse et dégagea la seconde sur Béa l’illuminé. Toutes deux basculèrent dans une envolée de cagoules et ne se relevèrent que pour découvrir la charge d’un sumotori cloche-piétinant qui leur fonçait dessus. Elles s’évanouirent presque sans souffrir, terrasser par plus de 800 kilos de pression.

 

Quelques minutes plus tard, la Baleine, débarrassé de ses liens, courait, une pince à la main, dans les sous-sols d’une gigantesque cave. L’ensemble paressait privé, ce que confirma la découverte de la Newbettle au détour d’un mur d’agglo. L’enquêteur jeta un bref coup d’œil à la voiture vide, s’empara des clés sur le contact et releva le rideau en plastique du garage. Il découvrit ainsi un jardin soigné, avec piscine, restanques et vue sur le golfe Tropézien. Au dessus de lui, une large villa au crépit saumon ouvrait grande ses baies vitrées sur ce décor de rêve. Seul les grincements d’un grillon solitaire donnaient vie à ce tableau nocturne.

La Baleine gravit avec précaution les marches de la terrasse et osa un regard vers le salon enluminé. Kelly y dormait, enfoncée dans les profondeurs d’un sofa moelleux. Il commença à faire glisser la porte fenêtre, lorsqu’une voix chantonnante lui fit changer d’avis.

Une imposante matrone sortait d’une pièce attenante et se dirigeait vers les vérandas. Ce n’est que lorsqu’elle se retourna pour jeter un sourire à la fillette endormie que la Baleine remarqua le Beretta à sa ceinture. La grosse dame effaça bien vite toute compassion de son visage et s’assura d’un mouvement réflexe que personne n’avait pu la voir. Elle reprit ensuite sa ronde et finit d’ouvrir la baie vitrée. Mais au lieu d’une brise légère et nocturne, la garde se ramassa un superbe revers de pince à moutons en travers de la truffe.

L’enquêteur enjamba le monticule et pénétra dans la décoration kitsch-classe des lieux. Un panel de photos, posé sur la cheminée, présentait au naturel les maîtresses des lieux. On y retrouvait Marie, la matronne, des figures de la Nonne Rose et le visage carré, récurrent de Sœur Béa. La grande papesse était une femme trapue, aux muscles surgonflés par la créatine et les haltères. La plupart des clichés la montrait, raide, les bras croisés, un sourire carnassier sous des yeux vifs. Les icônes modernes avaient décidement une drôle d’allure.

Juste à côté, la petite dormait d’un sommeil paisible, encore habillée, une peluche d’âne contre le torse. En s’approchant, la Baleine y découvrit un morceau de papier, glissé dans le collier du bourriquet. Et les lignes qui y étaient imprimées devinrent autant de néons lumineux:

 

FéLICITATION !

M. Mme. Mlle Kelly DEVAUX.

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Pendant 1 journée entière.

Il suffit pour cela de présenter ce coupon à l’entrée de la Villove©.*

Tu vivras le rêve de ta vie et deviendras la star d’un jour !!!

*Offre valable avant la date de péremption. Toute personne mineur devra être accompagnée par un ou deux parents. Il est interdit de photographier les Loveurs© et de leur donner à manger.

 

Il n’était plus bien compliqué d’imaginer les plans tordus de Sainte Béa qui avait découvert avec Kelly un moyen idéal de s’introduire derrière les grilles protégées de la Villa ennemie. La Baleine songea un instant à laisser la petite dormir et à repartir. Mais il chassa bien vite ses pulsions fugaces et souleva la gamine en douceur, avant de disparaître en silence dans la fraîcheur de la nuit.

 

VIII

 

Loc. Fam. Rire, se tordre comme une Baleine. Se dit d’une personne qui rit avec force, sans la moindre retenue, en ouvrant grand la bouche. De manière presque impolie.

 

Quinze jours plus tard, la Baleine profitait du soleil, allongé sur un transat rayé, le corps crémeux exposé aux firmaments. Le vent frais de l’atlantique caressait le duvet rare qui poussait sur les dunes de son ventre. Dans les reflets de ses lunettes fumées, Nadia s’assoupissait, sereine et satisfaite. L’enquêteur, désormais en vacances, se tourna sur le flanc et longea du regard la silhouette de cette jolie brésilienne. Une rosée de sueur recouvrait sa peau bronzée, cédant par endroit aux lois de la gravité, s’accrochant ailleurs à la corniche d’un sourire.

La Baleine récupéra son panama à terre et s’extirpa, le plus discrétement possible, du piège de bois et de toile. Il traversa le vaste balcon et regagna la pénombre de la chambre. Derrière lui, les lents sillons de l’océan se déroulaient en longues nappes d’écumes. La majesté du paysage le renvoya aux golfes déchirés de la méditerranée.

Deux semaines auparavant, il rejoignait Nice en Newbettle bleue, accompagné par une môme qui n’en finissait plus de chialer. Kelly n’avait pas du tout accepté l’idée d’abandonner sa visite aux Loveur’s© et elle avait hurlé sans discontinuer depuis son réveil jusqu’à Cagnes sur mer. Soit quelques 158 kilomètres de râles et de pleurs. La Baleine n’avait vraiment réagi qu’au premier feu rouge de la promenade des anglais, lorsque la petite, très déterminée, s’était éjectée du véhicule.

En fin de compte, la retrouver n’avait pas été le plus dur. Mais il ne pourrait jamais oublier la journée du lendemain.

Vingt heures d’angoisse au cœur de la Villove©, à jouer la nounou sous les regards à cristaux liquides de plusieurs milliers d’internautes et de téléspectateurs envieux. La petite avait vécu toute la journée en apesanteur et la Baleine avait eu confirmation que le vide de l’émission ne provenait pas des coupes au montage. Les habitants de la Villove© ne savaient vraiment faire qu’une chose: habiter la Villove©.

Au final, Kelly avait accepté de retourner dans sa pension sinistre, même si ses fresques médiatiques n’avaient pas été du goût de Raquenides. La vieille avait même discuté les prix sous prétexte que la discrétion avait été très loin d’être assurée. A quoi à s’attendait-elle avec un enquêteur surnommée la Baleine ?

Il poussait maintenant la porte de la salle de bain et la gueule fatigué de Jean-Didier lui revenait en mémoire. Les néons clignotèrent et éclaboussèrent la pièce de lumière. Il baissa son short et observa son double lisse, nu dans la glace. Puis il s’assit sur les toilettes et se remit à penser aux sœurs castratrices. Il revoyait Béa, sa lourde pince dans les mains, ou Marie qui s’était acharnée sans succès le long de sa braguette.

Un filet d’urine glouglouta dans la cuvette. Simultanément, un fou rire infime perça sa cloison abdominale et rebondit le long de sa cage thoracique avant de jaillir au grand jour, tonitruant et saccadé.

Après tout, la Baleine, c’était bien un nom féminin…