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Paloma se dresse devant une station service. Sa silhouette fine se découpe sur la porte vitrée. Devant elle, un désert blanc étale ses dunes jusqu'à l'horizon. Un ciel pâle semble vouloir les écraser sous le poids de sa chaleur. L'air vibre comme s'il allait s'enflammer ou entrer en ébullition. Paloma se sent presque aspirée par ce souffle ardent et vertical. Au dessus d'elle, bien plus haut, un soleil ovale brûle et efface toutes traces d'ombres. Paloma s'accroche à son corps. Elle plisse ses paupières pour en chasser le sel et la sueur acide. Elle les entrouvre avec peine et contemple ce décor immobile.

Une étincelle métallique jaillit au loin, derrière les arches noires des pompes à essences. Une longue queue de poussière se forme à sa suite. Un véhicule approche et une sécheresse âcre naît dans la gorge de Paloma. Sa main gauche se serre un peu plus fort sur un sac en papier kraft. Quelques billets verts en dépassent.

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Automne précédent. Les nouvelles pluies balaient les terres et font cracher au désert toute son humidité poussiéreuse. La moindre rafale de vent sec effrite le sol et rend l'air irrespirable. Paloma est là, plantée au milieu de ce décor aride. Elle attend, les bras en croix, assise entre un cactus mort et un poteau métallique. Les bus ne vont plus tarder à venir récupérer leur lot quotidien de travailleurs immigrés. Les mêmes bus aux couleurs pisseuses qui les déposent douze heures plus tôt, dans la fraîcheur finissante du petit matin.

Répétition et monotonie. Paloma sue dans la moiteur d'une usine perdue, maillon insignifiant d'une chaîne de fabrication. Place précise, fonction précise. Tendre le bras gauche, attraper les cigarettes ; tendre le bras droit, remplir le paquet. Reposer le tout sur le tapis et recommencer. Paloma regarde ses mains et ne voit que deux objets abstraits qui n'appartiennent plus vraiment à son corps. Son visage ruisselle de larmes et de transpiration. Des gouttes de sueur

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s'écrasent entre les paquets. Elles glissent et disparaissent vite, emportées au loin, après les têtes noires et courbées, tout au bout de la chaîne de montage. Tout là bas, où un Cow-boy les attend. Un être fait d'horizons, de longues pistes et de barbes de trois jours. Un gars brun et grand qui cavale dans la lumière des tubes cathodiques, sur fond de musique orchestrale, une vraie cigarette d'homme plantée dans la bouche. Il conduit des troupeaux de poussières, dompte des bêtes à cornes. Il brille au cœur de toutes les télévisions et son parfum doux amer, fait de tabac et de café mêlés, pénètre chaque demeure.

Paloma le connaît aussi. Elle attend le jour où elle aura assez d'argent pour partir sur ses traces. A son tour, elle veut prendre le chemin des grandes plaines et se coiffer d'un beau Stetson blanc. Elle veut s'allumer une ‘boro au creux des mains et jeter l'allumette cramoisie derrière elle. Elle veut cavaler droit devant elle, sans se retourner, et plonger dans le brasier du soleil couchant.

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Hiver précédent. Paloma est debout dans une grande salle blanche, entourée d'une centaine d'autres ouvriers. L'air est frais et artificiel, fauché par les pâles des ventilateurs. Le vrombissement lointain des climatiseurs draine une brise humide et collante, aux relents de moisissures. Deux hommes aux costumes raides apparaissent sur une estrade. Leurs cheveux sont coiffés en arrière, tout comme leurs sourires qui semblent attachés aux oreilles. Le plus petit des deux s'approche du micro et se met à parler. Paloma l'écoute sans tout comprendre. Il dit que tous les ouvriers ont bien travaillé, que la marque de cigarettes n'a jamais enregistré de tels records de vente. Il rajoute que partout dans le monde, des gens se plaisent à jouer les cow-boys et cette phrase fait sourire le plus grand. C'est lui qui prend alors la parole. Il poursuit avec lenteur et pose un regard complaisant sur toute l'assemblée. Il explique que le temps est à l'évolution et aux transformations, que pour qu'un arbre fleurisse il est parfois obligatoire de couper certaines boutures. Il dit que l'usine doit être restructurée et que dans la mesure du possible, certains employés pourront retrouver du travail dans une branche de la compagnie. Des poings commencent à se dresser et à tournoyer. Des râles s'enroulent vite autour et grandissent. Paloma crie aussi, pour faire comme tout le monde. Elle regarde les vigiles arriver ; elle les voit placer leurs torses puissants entre les ouvriers et l'estrade. Ils forment une barricade de triques et de matraques qui repoussent les plus virulents. Le grand homme continue de parler sans vraiment chercher à se faire entendre. Paloma perçoit des bribes de discours arrachées au microphone maltraité. Elle entend les mots « profits », « rentabilité », « bourse » et voit une foule désespérée submerger les vigiles. Les uniformes de sécurité disparaissent sous les pieds et les poings. Des coudes se lancent, des genoux s'entrechoquent. Bruits mats. Craquements de dents et chocs sourds. Gencives défoncées aux plaies géantes. Filets de sang tendus entre les arcades ouvertes et les phalanges qui martèlent. Paloma rugit. Elle disparaît au milieu des autres, partie intégrante de la masse. Elle mord et cogne, les yeux exorbités, les crocs acérés. Son talon pilonne le nez d'un gardien et chaque coup s'enfonce un peu plus dans la haine et la misère.

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Printemps précédent. Paloma a disparu, avalée par l'ombre des immeubles géants. Les tours d'acier cachent les couchers de soleil. Leurs sommets en pointe rayent l'horizon et empalent les anges. Paloma danse sur des podiums enfumés. De longues nuits, éclairées aux néons, à onduler autour de tiges d'acier. Elle effeuille ses formes, les écarte et les exhibe sous les halètements sourds de clients sans visages. Des billets de dix craquent et finissent dans le pli d'un bas ou d'une ficelle. Elle est devenue Pal, la cow-girl du « Fistful Of Dollars », un saloon miteux où elle n'a le droit de garder que son chapeau. Elle observe ses clients, des cow-boys country aux cheveux grisonnants, qui la dévorent du regard tout au long de ses performances. Accoudés au comptoir, ils descendent bourbons sur whiskys, le regard opaque et l'haleine lourde. Leurs mains débordent de billets et leurs sourires en disent long sur la solitude des grandes plaines. Paloma se sent mal à l'aise, elle les repousse tant bien que mal. Ils se font plus pesants, plus insistants. Paloma se vend debout, dans la pénombre d'un parking. Les visages s'enchaînent les uns après les autres. Mêmes rictus, mêmes inquiétudes. Elle évite les regards, fixe les pendentifs, les colliers. Elle essaye d'oublier ces mains moites, ces odeurs aigres. Devant elle, un crâne de vache en argent ferme un col trempé de sueur.

Des parkings aux hôtels. Paloma est assise sur un lit une place, au matelas taché. C'est une petite chambre aux fenêtres grises, recouvertes de plaques de poussières séchées. Elle ne sort plus que pour chercher de la nourriture et payer la gérante. Au milieu d'emballages froissés et de cartons de tacos graisseux, Paloma enchaîne cigarettes sur cigarettes. La liasse de billets qu'elle garde au fond de sa botte est frappée d'anorexie. Le profil de son ultime dollar va bientôt s'évanouir. Et les chances de renouveau lui paraissent aussi solides que la fumée qu'elle souffle là haut, vers le ventilateur. Elle observe son ventre tendu qui grossit au fil des jours. Son index tourne autour du nombril et joue avec les reflets bleutés que lance le téléviseur. Derrière l'écran, un homme aux cheveux blond s'agite, le poing ferme et la voix rauque. Face à une large assemblée, il parle de violence, de justice, de vengeance. Des mots qu'il écrase entre ses mâchoires puissantes. Une caméra l'encadre en gros plan. Ses yeux brillent de flammes glacées. Les spectateurs applaudissent, prêts à s'envoler. Un autre homme se lève, un micro à la main. Il parle de pardon, de droit à la vie. Sa main tremble. Le public siffle, l'homme blond ricane. L'autre homme tente de répondre. Il s'énerve, bouscule le blond. Ils s'empoignent et roulent à terre. Des coups s'échangent, attisés par les cris de la foule. Les grésillements du téléviseur emportent la scène. Paloma s'endort, les mains ceinturées sur l'arrondi de son ventre.

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Paloma passe la porte vitrée d'une station essence. Un vent de sable s'engouffre à ses côtés. Il tourbillonne dans la chaleur de la salle et finit par s'incruster entre les lamelles craquelantes du plancher. Paloma avance jusqu'au distributeur de boissons fraîches puis farfouille au fond de son sac. Au travers des perles de condensation, elle aperçoit son reflet déformé. D'un regard dur, elle suit la lente chute d'une goutte le long de la glace et attend qu'elle s'écrase sur le rebord en plastique pour sortir de son sac un impressionnant calibre 45. D'un geste brusque, elle se retourne et braque son arme droit sur l'employée stupéfaite. Cette dernière laisse tomber son café. Le liquide brûlant se répand en une flaque fumante tandis qu'un hurlement suraigu transperce le plafond. Les billets volent hors de la caisse. Paloma les regarde s'écraser au fond de son sac en papier.

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Paloma se dresse devant la station service. Sa silhouette fine se découpe sur la porte vitrée. Devant elle, un désert blanc étale ses dunes jusqu'à l'horizon. L'étincelle métallique devient voiture de police. Paloma ne bouge pas, les tempes écrasées par les tenailles du soleil. La portière s'entrouvre et une jambe apparaît. Un homme fort s'extirpe de la voiture, le visage masqué par l'ombre noire de son chapeau. Il fait un pas, les paumes ouvertes. Paloma serre la crosse froide de l'arme tapie au fond de son sac, au milieu des dollars. Des tâches blanches flottent devant ses yeux. Les contours de l'homme se troublent, ils dansent dans la lumière. Seule une étoile scintille sur sa poitrine. Des éclats furtifs mordent Paloma, lui transpercent les rétines. Elle veut fuir, quitter cet océan de lave en fusion. Elle veut se protéger, tuer le soleil qui lui fait face et la consume. Son bras se tend, alourdi par l'acier brûlant du revolver. Paloma regarde l'auréole de flamme qui s'envole de son canon. Son corps entier vibre et se répercute dans le silence déchiré du désert. Le soleil s'écroule. Dans sa chute, il entraîne l'horizon et brise l'harmonie du ciel.

Paloma tombe enfin à genoux. Des papiers verts nagent dans le vent. Face à elle, il ne reste plus qu'une plaie béante dont le sable boit le liquide écarlate. Plus qu'un trou rouge et noir dans lequel elle regarde le monde en tier s'engloutir.