Une ligne bleue et froide.

Tendue dans la nuit.

Des pointillés de sonneries téléphoniques stériles et impuissants. Une répétition incessante et identique et monotone et régulière.

Il raccroche lentement le combiné. Il reprend son souffle. C'est toujours dur de parler au passé comme il vient de le faire, Il est en train de réaliser à quel point. Ses deux paupières se serrent très forts. Il fait le vide. Et puis de nouveau ses veux bleus et tristes, ouverts sur le néant. Et puis à nouveau ses doigts qui pianotent un autre numéro qu'il connaît par coeur.

 

Une Nuit

 

- Et tu te souviens de la fois où il a tenu tête à Stallino ?

- Attends, c'était qui déjà ce type ? Ca me dit quelque chose ce nom.

- Ben oui, Stallino, c'était le professeur de rythmique au conservatoire, en deuxième année.

- Ah oui, ça y est, je le remets. Il était minuscule et il n'arrivait jamais à se coiffer correctement.

- Voilà, c'est ça. Et en plus il avait pris Pierrot en grippe. A chaque fois qu'il y avait un pet de travers dans l'orchestre, on pouvait être sûr que ça allait tomber sur Pierre. A chaque fois il y avait droit : Monsieur Pierre Marcello, je vous rappelle que votre statut d'unique saxophoniste de la formation ne vous autorise en aucun cas à vous démarquer davantage par des contretemps et autre fausses notes.

Ah oui ça y est, Max se remet totalement la scène en tète maintenant. Il est toujours assis sur son tabouret (Ikea) noir et bleu, son téléphone à la main, les coudes lourdement appuyés sur son secrétaire (lui aussi en provenance directe de chez Ikea), mais ses pensées sont ailleurs, bien plus loin dans le passé. Il regarde au fond de lui-même. Il plonge dans les courants de sa mémoire,

- Je vous prie de m'excuser Stallinito , mais il ne me semble pas avoir dérapé d'une seule mesure.

Max avait tout de suite regarder autour de lui, pour voir la tronche que tiraient la, plupart des élèves à la réponse inattendue et audacieuse de Pierre. Beaucoup étaient simplement surpris. D'autres attendaient avec impatience la suite. Quelques rares adolescents s'étaient indignés.

- J'espère n'avoir pas très bren compris le sens des propos que vous venez de tenir, monsieur Marcello.

Le ton sur lequel venait de parler le vieux professeur n'avait rien d'une question. A bien observer leur pseudo chef-d'orchestre, Max s'était rendu compte que tout venait de se tendre en lui. Ses jambes tremblaient discrètement ; sous sa peau les tendons de ses bras vibraient de manière imperceptible et sa voix était à la limite de la rupture hystérique et suraiguë.

- Je suppose que je dois reprendre de manière plus simple et plus compréhensible.

Il y avait peut être eu un frisson collectif à ce moment là mais Max n'en est plus très sûr.

- Je disais donc que comme d'habitude, mon saxophone et moi même n'y sommes pour rien dans l'échec de cette interprétation. Mais étant donné que comme d'habitude, vous ne cherchez pas un autre responsable que moi, qui n'y suis absolument pour rien je vous le répète, le morceau sera de nouveau raté à la prochaine répétition. Il me semble claire en effet que le pauvre type qui commet une bête erreur de lecture ne s'en rend même pas compte et pense jouer le morceau correctement,

La salle était tétanisée. On aurait dit que les yeux de chacun des musiciens présents avaient quadruplés de volume. Stallino se tenaient face à une muraille de regards incrédules et de bouches béantes. Max avait entamé le compte à rebours mental qui les séparait tous de l'éruption péléenne du Mont Stallino. Encore dix secondes et ils verraient s'échapper les premières fumerolles.

Et au milieu de ce silence pré-apocalyptique, Pierre s'était levé calmement, avait calmement poussé son pupitre et le plus calmement du monde, il avait rangé son instrument. Puis il avait lancé ces mots, au milieu d'un splendide sourire

- Après mûres réflexions, je me suis résolu à quitter définitivement le conservatoire. Ca vous évitera de me virer et ça me dispensera de vos réflexions. On s'en portera bien mieux l'un comme l'autre.

Et voilà, il avait quitter la salle, tout seul, sa mallette au bout du bras droit. Et Juste avant de franchir le seuil de la porte, il s'était allumé une cigarette avec la plus parfaite nonchalance.

Max est peut-être en train d'enjoliver un peu les derniers instants de ce haut fait Marcellonien, mais c'est de cette façon qu'il s'en rappelle. Un jeune adulte musicien de dos, illuminé en contre-jour par l'éblouissante clarté d'une porte de sortie.

 

_______

 

 

- Ca m'a fait du bien de t'avoir eu au téléphone. Ca faisait une sacrée paye qu'on ne s'était plus parlé.

Evidemment que ça fait une sacrée paye. Cela fait des mois que Max est obstinément absent lorsque Albert appelle. Toujours occupé. Toujours trop de visites. Toujours une garde malencontreuse quand Albert invite. Les employés des télécoms doivent même commencer à se demander si Monsieur Max Leroy, ligne 14021, existent vraiment. Réfugié dans une forteresse invisible, il ne doit son salut qu'à la précautionneuse filtration des appels qu'opèrent sa femme et ses deux filles. Trois sphinx dévoués et infranchissables pour les non initiés.

- Ecoute Albert, quand tout ça se sera un peu tassé, j'aimerais beaucoup qu'on organise une petite bouffe entre vieux potes. Tu pourrais venir manger à la maison un week-end. Et puis comme ça je te présenterai ma petite famille.

- Je suis vraiment content que tu me le proposes. Je crois que je ne l'attendais plus. (En général les voyageurs qui se font dévorés par le Sphinx ont tendance à éviter le quartier de Thèbes par la suite.) Au fait, je voudrais te demander quelque chose juste avant que tu raccroches. Et je ne suis pas sûr que je devrais.

- Vas-y toujours.

- D'accord... euh... Tu joues toujours du piano

La main de Max se contracte fermement sur le combiné. Une petite moue se crispe sur ses lèvres. Il laisse filer quelques secondes. Un coup d'oeil fugitif vers la baie vitrée et les immeubles dehors, bien rangés dans l'obscurité. Retour au secrétaire suédois.

- De moins en moins. Je n'ai plus vraiment eu le temps ces dernières années avec le boulot, la famille et compagnie. Et toi, t'es toujours soudé à ta contrebasse?

- Ah ouais, bien sûr. Et puis mon fils s'y est mis, alors on va répéter à la musique d'ensemble tous les deux. Ca n'a rien d'extraordinaire, mais ça détend. Et puis ça me rapproche un peu de lui.

-C'est bien.

- Oui.

- ...

- ...

- Bon, je te rappelle bientôt, ok ?

- De toutes façons on se voit mercredi ?

- Oui, c'est ça. Mercredi. Allez, salut Albert.

- Salut Max.

 

Ce coup ci Max ne laisse pas le temps aux sonneries serpents de l'encercler. Un téléphone, c'est comme tout les animaux sauvages : cela se dompte. Il raccroche vite, faisant bien comprendre à la chose gris bleutée et au nom charmeur qu'il est le seul maître.

Et puis il reste là, debout, raide comme une saillie, blanc comme un cierge de pâques. Des paroles de ce bon vieux Brel en tête. Un des morceaux qu'ils reprenaient. Un air de musique vicié qui tourbillonne entre ses neurones. Allez viens Max, t'es pas tout seul, allez viens, VIENS

Mais Max, il n'a pas envie de venir. Il n'a pas envie de se retourner. Et il n'a pas plus envie de repartir vers le boaphone, tapi là devant lui, de peur d'être pris à la gorge et d'étouffer.

Du passé des deux côtés.

Il est cerné.

Ce soir, c'est soirée thématique : Max et son passé.

Il faut bien se résoudre, il n'a plus le choix. Et quand on n'a plus le choix, il faut avancer. Alors Max regarde derrière lui, et s'avance vers son passé.

_______

 

Le piano l'attend et le reçoit de toute son imposante stature. Un piano à queue somptueux, en bois claire et aux traces de vernissage méthodiques. Max imagine les fantômes des heures passées à jouer, à composer, à rire et à souffrir sur ce clavier. Il a presque l'impression de voir un halo transparent, semblable à lui même, flotter au dessus du tabouret rembourré. Mais bon, tout le monde sait que les fantômes n'existent pas. Tout ça, c'est juste un peu de nostalgie assaisonnée d'une pincée de regrets et d'un brin d'amertume. Une simple trace fuyante figée sur le négatif d'une pellicule. Ca se saurait après tout, si les fantômes aimaient se la jouer tabloïds.

Et pourtant. Max est comme nous tous. Il les connaît bien ces bouts de mémoires sur papier glacé. Il les collectionne. Avec le recul, il repense aux millions de petits rectangles dans lesquels il a tenté d'enfermer ses souvenirs. Il peut presque la parcourir cette immense mosaïque : chaque événement est là, pixel infime de l'ensemble, instantanés symboliques dont la représentation finit par occulter le réel. Comme si avec le temps, nos mémoires substituaient le cliché au vécu, l'accolade enivrée à la soirée d'anniversaire, le portrait de plein pied à l'histoire d'amour, la photo du berceau à l'heureuse naissance.

Et il se demande si au final les meilleurs albums ne sont pas ceux où il a oublié de charger l'appareil. 24 images prises une à une, sans savoir que l'obturateur clignait de l'œil dans le vide. Ce n'est qu'après, à l'ouverture qu'il s'était rendu compte que si le celluloïd ne révèleraient rien, sa mémoire était capable de se rappeler de chacune des 24 prises. Son moment, sa lumière, son odeur. Sa vie.

Alors il regarde de nouveau le piano et laisse ses doigts caresser le couvercle du clavier. Il sait ce qui se cache là-dessous : une mâchoire de notes prête à l'engloutir. Mais il en connaît aussi les moindres aspérités et la manière de les apaiser.

Max sait qu'il est temps. Lentement, il ferme les yeux et plaque ses mains en deux accords légers juste au dessus du clavier. Une musique ancienne monte à ses oreilles. Ses doigts articulent une mélodie oubliée. Et des images libres et lumineuses jaillissent dans son esprit.

 

 

_______

 

 

C'était un soir de juillet 1969. Quelque part au dessus de leurs tètes à tous, une poignée de braves américains rebondissaient gaiement sur le bon vieux satellite. Mais ce soir là, il n'y avait pas eu que la fusée Apollo en orbite. Un peu plus bas, une bande de jeunes français donnaient le concert de leur vie.

Avec le recul des décennies, Max se rend compte que c'est vrai. Ils n'avaient jamais ressenti une telle excitation avant de monter sur scène. En ce qui le concerne, il arrivait à peine à cacher les secousses sismiques force 9.7 qui ébranlaient ses genoux. Heureusement qu'il avait pensé à amener son tabouret fétiche.

La salle était immense. « Fini les salles de mairies annexes » leur avait annoncé Pierre, deux, trois jours auparavant.

- Ce coup ci les gars, J'ai décroché le grelot. On va enfin pouvoir montrer à tout le monde ce qu'on vaut vraiment. Une idée qui n avait pas forcément enchanté la totalité des membres du groupe, le pianiste et le contrebassiste avant déjà du mai à gérer le stress des grandes soirées de gala à Pougeon-sur-Nimbes.

Vous verrez, il y aura plus de huit cents personnes, et autant de minettes toutes prêtes à tomber entre les doigts fins et délicats d'un séduisant musicien. (QUOI ? Huit cents personnes. Max sentait déjà une sueur froide glisser le long de sa colonne. Et puis il s'en Fichait pas mal des « minettes», il se trouvait très bien tout seul.)

- Et le meilleur pour la fin. (Ah bon, parce qu'en plus il y a encore autre chose)

- On ne sera pas l'unique groupe à jouer. (Ben voyons)

- On fait la première partie d'un « petit » jazz-band direct from New-Orleans (Max n'aimait pas du tout du tout la manière dont Pierre prononçait les mots « petit » et « direct from »)

- Vous voulez connaître le nom, peut-être ? (Nonnonnonnon)

- C'est vraiment un « little band » hein (Allez accouche merde ! )

- Dizzie Gillespie and the Moon men. ( ..................... ............. !)

 

Et voilà, deux, trois nuits plus tard, ils se retrouvaient en coulisse à attendre l'ouverture du rideau, passant mécaniquement d'une jambe à l'autre, les doigts tremblants, une serpillière nouée en guise d'estomac et des bouts de papier carton à la place du palais. Max les entendait tous, ceux qui patientaient derrière le rideau. Toutes leurs multiples voix se mêlaient, s'amalgamaient en un bruit unique et envoûtant. Et terrifiant aussi. Un océan de rumeur s'étendait à l'infini devant eux. Des vagues de son déferlaient sur la digue de la scène et se déroulaient, étouffées, jusqu'à leurs oreilles. Dans quelques secondes le voile de velours rouge s'écarterait et...

...et le coeur de Max montait en sur-régime. Michel n'en pouvait plus de tapoter partout, frénétiquement, avec ses baguettes. Pierre en était au moins à sa septième cigarette en deux heures. Même Albert et sa grande gueule ne la ramenaient plus. (Quelques années plus tard, assis seul face à son piano, Max remarque qu'avoir vu Albert muet frôle les mystères les plus fous de l'univers.)

Et soudain c'était arrivé. Le rideau s'était scindé en deux, projetant sur eux des flots de sueur et de fumée opaque. Ils avaient couru droit devant eux, à toute vitesse, transperçaient par les rayons blanchâtres de deux puissants projecteurs. Aveuglés par ses soleils éclatants, ils ne voyaient plus la foule. Ils la sentaient juste, là, tout près, répandue à leurs pieds, masse monstrueuse de pensée inerte.

Et Pierre avait soufflé ses premières notes. Et ils avaient tous suivis magistralement. De véritables demi-dieux adulés par leurs fidèles.

Max perdait maintenant le fil de ses souvenirs dans un tourbillon de sensations folles. Il ne voyait plus que Pierre, liquéfié par sa sueur, les cheveux bruns trempes et pendants, les doigts soudées aux pistons de cuivres, sortes de cinquièmes phalanges mécaniques, les joues boursouflées, amarrées à l'embout de son saxo; Pierre en train de cracher son âme dans l'instrument rutilant, emporté par une transe primitive.

Il se rappelle surtout Dizzy, Monsieur Dizzy Gillespie lui même, qui les avait rejoint sur scène, Juste avant la fin de leur tour de chant. Il était venu tout simplement. Il avait souri à Pierre et s'était placé à ses côtés. Et puis il avait pris sa trompette et avait joué. Peut être bien qu'il y avait eu des gouttes de vraies larmes dans les torrents de sueur de Pierre. Des larmes de jouissance.

Pendant un quart d'heure, ils avaient tapé le boeuf avec Dieu.

Pendant un quart d'heures ils avaient effleuré l'extase du génie.

Près de vingt ans plus tard, Max se souvient de fragments de ce moment. Et il les ressent à nouveau. Les instants furtifs où son corps et son instrument ont cessé d'exister séparément. Les dixièmes de secondes où ses doigts ont cessé d'être des ponts entre son esprit et la musique. Il était pur jazz et le rythme syncopé battait comme un coeur malade. Tous ensemble ils avaient fusionnés en une entité magnifique, enveloppée de notes et de respirations. Ils renaissaient, unique, dans un flot de chaleur, inondés de fumée et de plaisir.

Et ils le devaient à Pierre. Ils lui doivent encore.

Non.

Ils lui devront toujours.

 

_______

 

 

Et Max a enfoui cette somme de souvenir comme des enfants enterrent au fond du jardin, dans une vieille boite de biscuit en fer, leurs billes, leurs pogs et leurs scoubidous préférés.

Et tout ça vient de percer au travers des strates de sa mémoire, poussés par des forces souterraines et puissantes. En gros, tout vient de lui péter en pleine poire. Et deux grosses larmes s'écroulent lourdement le long de ses joues creuses et fatiguées, deux sillons d'amertumes parallèles.

A propos de boite au fait, Max se relève brutalement et court vers un vieux meuble en chêne. Il y range (rangeait plutôt) toutes ses partitions. Ca sent un peu le renfermé d'ailleurs derrière les petits battants, mais tout est encore là. Surtout la boite avec toutes les photos du groupe.

 

Sacré Lisa (c'est la maman-sphinx), qui avait minutieusement collecté les partitions journalistiques des singes chanceux (Y'a pas à dire, le nom rendait vraiment mieux en anglais). Il y a entre les mains de Max, décidément très agitées ce soir, une pile jaunâtre et craquelante de photographies. Un vaste tas de centième de secondes arrachés à l'éternité, fixés pour quelques décennies sur du papier fragile. De la mémoire en Polaroïd.

Le vrai problème avec ses petites images c'est qu'elles font oublier ce qui se passait réellement autour du moment où elles ont été prises. Au début elles servent de focalisateur et permettent de doper la mémoire. Elles réveillent les souvenirs survenus aux alentours du flash. Elles les concentrent sur leurs cent trente trois centimètres carré de surface.

Mais avec le temps elles occultent tous ces souvenirs invisibles et immatériels. Leur place est volée par les fractions de seconde suivant aux développements, fractions qui deviennent dans nos pauvres esprits les images uniques de plusieurs années.

Tiens, les meilleures séries de photos de Max sont encore celles où il a oublié de mettre une pellicule dans l'appareil. Il a déjà connu ça deux ou trois fois. Ca ne l'a pas empêché de mitrailler gaiement vingt quatre à trente six sujets, convaincu qu'ils allaient vraiment être développés. Et au moins il n'était pas déçu : les photos n'étaient jamais ratées. Mais le souvenir du moment précis où il les a prises, avec tout son amas de circonstances, est définitivement gravé en lui.

Mais assez divagué, les photos amassées devant lui sont de la première espère: des trous noirs de la mémoire. Celles qui absorbent tous : l'esprit, le temps et les sensations. Une série de moment difficile à situer dans un contexte spatio-temporel cohérent. « Lui et Pierre sur scène », « Albert et Pierre sur scène », « Le Lucky Monkeys Band sur scène », « Lui et Pierre recevant une coupe », « Le succès du Lucky Monkeys Band dans un village quelconque ».

Et ça défile encore un bon moment comme ça.

Jusqu'à cette coupure de journal.

Une coupure beaucoup plus récente.

Max déglutit d'une façon crispée. La photo oscille entre ses doigts.

« La dernière soirée du Lucky Monkeys Bands, quinze uns après leur séparation. »

 

_______

 

- Nous voilà donc tous réunis ce soir après quelques petites années d'absences parfois, il faut bien l'admettre, orageuses et tendues au niveau relationnel. Mais bon, il me semble qu'elles ont à peine réussi à altérer nos faciès séduisants et nos silhouettes de play-boy Je vous propose donc de lever un verre à la santé de Milène, ma tendre épouse, sans qui rien n'aurait été possible ce soir.

Bien entendu la vision que Max se remémore de ce repas se confond avec les trop nombreux et trop monotones discours des congrès médical qu'il a du fréquenter (uniquement sous la pression). Il se demande même s'il n'est pas entrain de placer à cette table des qui n'avaient aucune raison de se trouver là.

Ca doit sûrement fatiguer les bonds temporels vers le passé.

Ou alors c'est que Max vieillit.

Non, c'est juste les bonds qui fatiguent beaucoup quand on n'en a pas l'habitude.

Oui, c'est ça.

En tous cas, cette soirée anniversaire avait été organisée par Michel, l'ex-batteur du groupe (et futur batteur d'Harry Connick Junior en personne pour la petite histoire) et sa seconde- mais-cette-fois-ci-fidèle-et-dévouée-épouse-Milène (dixit Michel). La Milène en question était une somptueuse canadienne aux tâches de rousseur craquantes et à la peau laiteuse affolante de fraîcheur. Cette magnifique jeune fille ( Très jeune fille, c'est souvent comme ça avec les secondes épouses, lorsqu'elles se marient, elles ont le même âge que l'époux lors de sa première fois), avait donc fouillé amoureusement les greniers de son petit batteur et y avait découvert son passé tumultueux. Bien que l'époque d'or du Lucky Monkeys Band remontât à un temps où vraisemblablement elle se baladait encore entre les jambes de son papa, et bien qu'elle situât avec la plus grande difficulté ce moment entre l'après-guerre et les baba-cool, la belle lolita avait eu le coup de foudre pour ces quatre garçons. Elle avait alors tout mis en place pour organiser des retrouvailles et fêter le vingt cinquième anniversaire de la création du groupe.

Max doit avouer que pensant faire plaisir à une adolescente, il avait comblé une épouse. Il en rigole encore beaucoup avec sa Lisa. D'ailleurs, agenouillé sur sa moquette, des photos à la main, le Max de 1997 ne peut s'empêcher d'esquisser à nouveau un sourire.

 

Etrangement, l'harmonie entre les musiciens ne s'était pas recréée, au grand dam de Milène heureusement largement consolée par la fille aînée de Max. Il n'y eut guère qu'entre le pianiste et le saxophoniste qu'un courant parvint à vibrer quelques minutes durant, abolissant la loi du temps au profit du bonheur de l'instant.

Il faut dire que Max et Pierre s'étaient toujours compris musicalement. C'était la même corde sensible qui vibrait en eux deux quand des sons graves et tendres caressaient leurs tympans. Pourtant opposés dans leur façon de vivre (Max avançait sagement à la recherche d'un équilibre vital tandis que Pierre brûlait en permanence, véritable brasier en quête d'extase à consumer), ils se complétaient parfaitement dans un cadre musical. Max amenait une régularité et une harmonie au son pendant que Pierre marquait le rythme de son impétuosité et de sa vivacité. Ses solos déchirant ne connaissaient leur intensité maximum que supportés par les accords apaisants et familiers du piano de Max. Plus que tout, ils savaient d'instinct ce que l'autre allait faire et vers quelles tonalités il allait s'envoler.

C'était tout ça Pierre et Max.

Ca avait été ça jusqu'à cette soirée de novembre où ils s'étaient retrouvés.

Et où ils sont allés prendre l'air tout les deux, à la demande de Pierre.

Ils sont allés se balader au bout de la jetée qui se perdait au loin entre le ciel, la nuit et la mer.

Ils ont marché au rythme des vagues noires qui s'acharnaient à lancer autour d'eux des larmes d'écume vers les étoiles.

Ils se sont assis, les pieds au ras de l'eau, les cheveux coiffés par un vent frais et salé, les yeux fixés sur un croissant de lune pâle et fragile qui, dans quelques nuits, s'étiolerait définitivement et disparaîtrait dans les ténèbres.

Ils se sont assis et ils ont discuté.

Longtemps.

Et Pierre et Max, c'est devenu autre chose.

 

_______

 

 

A présent, il traîne un gros fauteuil à l'aspect bien moelleux en face de la baie vitrée. Et s'y engonce profondément. Les coussins rebondis l'engloutissent goulûment, épousant largement les formes de son corps.

Il se sent lourd.

Las.

Blasé.

Lassé par ses souvenirs merveilleux et douloureux. Il a le regard vide, dirigé vers le néant des tours de béton et d'acier qui s'accumulent dans la nuit. Leurs façades clignotent au rythme des humains qu'elles dissimulent. Des carrés jaunes ou blancs s'impriment au hasard des colonnes et des étages, rayonnent un moment indéfinissable et s'éteignent brutalement. Une trace grisâtre persiste quelques secondes sur les rétines avant de s'effacer à son tour, gommée par le temps.

Max contemple de longues minutes ces apparitions incessantes. Là bas, en face, la lueur bleutée d'une télévision vibre régulièrement. Il y a peut être un vieil homme assoupi devant elle, les bras ballants, la tête rejetée en arrière sur le dossier de son siège et la bouche grande ouverte. Dans les chambres alentours des enfants doivent dormir, apaisés au contact d'une peluche protectrice. Sur les paliers voisins des jeunes hommes raccompagnent des jeunes filles et négocient le droit de franchir le seuil. Des couples transpirent à l'unisson sous de lourdes couettes. Des ivrognes s'agrippent aux hautes marches, projetant dans le vide des cascades de vomi. Des chiens sortent leurs maîtres au milieu de la nuit.

Et d'autres sont assis à regarder ce monde.

Quoiqu'il arrive, tout continue. Le monde ne s'arrête pas de tourner. Sauf le jour où ce sera son tour à lui (au monde) de souffrir. Là il finira bien par s'arrêter. D'ici cinq petits milliard d'années. C'est égoïste au fond un monde.

Max est plutôt bien passé pour le savoir. En vingt cinq ans de métier, il a connu son lot de décès. Tous étaient injustifiés. Tous arrivaient beaucoup trop tôt. Il a connu et souvent partagé les cris et les plaintes des familles blessées, condamnées à rester. Et à chaque fois, le monde continuait sa rotation, indifférent. Attention, Max n'en veut pas à la planète entière de ne jamais compatir. Bien souvent d'ailleurs, c'était les cercles incessants de la petite boule bleue qui le faisait repartir. Qui le relançait en avant, vers l'avenir. « Le monde ne s'arrête pas de tourner ». Une façon de relativiser pas plus mauvaise qu'une autre.

Mais cette nuit c'est différent.

C'est plus dur.

Il se demande s'il a envie de repartir ce coup-ci.

C'est trop dur. C'est trop intime cette fois.

Max pense qu'il pensait pourtant s'y être préparé.

Mais c'est faux.

 

_______

 

 

Depuis cette nuit sur la jetée, Max était au courant de tout.

Pierre lui avait annoncé son début de cancer des poumons.

Et lui avait demandé son aide. Quasiment au moment où il lui avait proposé de l'assister.

Ils avaient tout fait depuis pour retarder l'avancée du mal. Il s'était donné entièrement. (Ce qui ne l'empêche pas d'en douter quand même au moment où il le pense.)

Parfaitement installé dans son fauteuil, son corps répond aux abonnés absents maintenant. Par contre ses pensées filent à toute vitesse.

Les premières piqûres, L'ironie optimiste de Pierre. Les radiographies. Sa dernière cigarette « promis-juré docteur Leroy ». Le poids du secret. Les nouveaux traitements.

Les kilos en moins. Les soi-disantes virées entre vieux potes. Les vrais samedis soirs dans les cliniques et les hôpitaux. Les insomnies. Les joues qui se creusent. La barbe pour compenser.

Les vomissements nocturnes et les appels téléphoniques affolés. Les aveux à la famille et aux proches. Les reproches. Les pleurs. Et toujours l'ironie de Pierre.

Les touffes de cheveux dans la brosse le matin, face à la glace.

Le bonheur d'une journée sans douleur.

La disparition progressive de ses journées.

Le temps trop long et trop court à la fois.

Les piqûres de plus en plus fréquentes.

Les quintes de toux terrifiantes.

Les séances de chimiothérapie.

La joie d'un anniversaire.

Les illusions.

La vérité.

Le souffle court.

...

 

 

 

Le souffle.... comme il y a six mois. Max ne veut plus se souvenir. Juste oublier. Mais c'est impossible ça, Monsieur Leroy. Va falloir vivre avec.

Ce matin là, Max rendait sa visite quotidienne à Pierre. Et il avait trouvé un Pierre au visage absent. Un visage où il n'y avait plus aucune expression. Pas le moindre mouvement à sa surface.

Toute l'activité était intérieure. Pierre retenait un tsunami de larmes. Pas des larmes de douleur. Des larmes de rage.

Max était rentré. Et il avait tout de suite compris.

Le saxophone était renversé par terre. Dans une mosaïque de vaisselles cassées.

 

- JE NE PEUX PLUS EN JOUER. JE N'ARRIVE PLUS A SOUFFLER ASSEZ FORT. JE NE PEUX PLUS EN JOUER. JE NE PEUX PLUS .......

 

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De la douleur. De la rage et de la souffrance. Le passé est comme une croûte ma cicatrisée qu'on ne peut s'empêcher de gratter. Alors Max l'arrache une bonne fois pour toute. Pour ne plus jamais la toucher.

 

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Les dernières journées avaient été sereines. Pierre avait fini par prendre conscience d'autre chose. De grandes choses. Il s'était résigné sur de nombreux points. Le mythe de la découverte de la sagesse avant la mort n'était pas qu'un mythe en fin de compte. Mais il ne touchait que les sages.

Max l'avait même surpris un matin, le saxo entre les mains. Il avait les yeux fermés et il actionnait les pistons. Sa musique était intérieure. Il composait avec le passé. Il avait réussi à dominer sa mémoire.

 

Et puis un matin, il ne s'était pas réveillé.

 

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Max dort maintenant. La tempête qu'il vient de traverser s'est enfin tue. Elle l'a laissé épuisé, échoué sur les plages du sommeil. Affalé dans son fauteuil, il respire calmement.

 

Du givre se fige lentement sur la baie vitrée qui lui fait face.

La nuit pleure. Ses larmes sont des perles de froid qui flottent doucement sur la ville. Dans quelques heures elles purifieront les rues en les couvrant d'un linceul étincelant. La neige nocturne apportera la paix et le silence. Le jour se lèvera et déferlera sur les avenues immaculées. L'aube sera belle et lumineuse.

 

Max est bien. Il a chaud. Il rêve. Un ange incandescent s'élève parmi des flocons de coton. Ses ailes déployées s'étirent vers les cieux. Ses mains serrent vaillamment un saxophone blanc.

 

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