La Neva Ivre

 

Une lumière qui vacille. Une valse d'escaliers. La rampe qui ondule de manière obstinée sous les mains du vieil homme.
Roger titube. Ses genoux fléchissent. La rampe lui échappe pour de bon. Elle s'envole loin, là-haut, dans la cage de l'immeuble.

Au bruit mat de la chute répond un tintement clinquant. Celui d'une clé métallique qui heurte le palier, puis rebondit en éclats scintillants jusqu'au rez-de-chaussée. Une main forte et poilue sort de l'ombre et la ramasse.

- Allons bon! Robert encore être incapable remonter dans son appartement!

C'est une voix sèche et grave. Qui roule les “r” et appuie chaque syllabe. Celle de Tsarskoïé Sélo, dit Sélo, le barman des sous-sols. Le tenancier russe d'un débit de boissons illégales, installé dans la première cave de l'aile Est.

- Allez Robert, relève-toi. Vodka pas bien être digérée en position allongée.

L'imposante masse moscovite surplombe le corps grisâtre de Robert. Un corps constitué de gerçures, de lambeaux d'imperméable et de gargouillis indistincts. Il l'agrippe par les aisselles. Solidement campé sur ses deux jambes, à cheval sur cette rossinante imbibée d'alcool, il soulève et secoue. La réaction attendue est immédiate.

- Désolé camarade, mais ça être ultime solution quand trop bu vodka.

Le triste Robert se purge alors en saccades spasmodiques. Il tente même d'écouler quelques mots au milieu de ce flot infâme.

- Bor...booor..Bordel de ruskof...arrête de m'agiiiter comme ça...

Il se relève un peu après, chancelant et vaseux. Des éclairages de néon parviennent affaiblies jusqu'à ses pieds boueux. Des filaments de lumières crues s'étirent avec peine vers les bas-fonds sombres de l'immeuble. Ils suffisent pourtant à marteler le crâne de Robert. A leur contact, ses paupières s'écrasent l'une contre l'autre pour protéger ses rétines vitreuses. Ses petits yeux s'enfoncent davantage dans les chairs de ses globes. Ils y recherchent l'oubli.

Un revers de la main expulse de ses lèvres molles les débris stomacaux. Une paume s'enfouie dans sa tignasse noire. Il se racle le tréfonds de la gorge puis vide ses narines dans un crachat commun. Tremblant debout, le dos à l'escalier, Robert se découpe nettement contre la silhouette blanche du russe émigré.

Sélo est là. Il l'observe à peine, silencieux. Maintenant, il passe le bras sous les épaules de Robert. Il le maintient fermement, comme s'il s'agissait d'un pantin sans fil. Et sa voix s'élève de nouveau, profonde et puissante:

-Moi sentir que Robert pas pouvoir marcher jusqu'à chez lui ce soir. Chemin toujours plus long après vodka. Et fatigue aussi.

Son rire éclate alors, pareil aux lourdes cloches des anciens palais de tsars. Robert vibre malgré lui à ces échos, accroché au thorax de Sélo. Il glisse mollement le long de cette colonne de chair, incapable de résister à l'appel incessant de la gravité. Il s'agrippe comme il peut à la chemise en soie claire. Mais son fardeau est trop pesant ce soir.

- Moi ramener toi au bar. Toi pourras y dormir cette nuit. Ca beaucoup mieux. Toi pas gêner ta femme. Elle fera bon sommeil.

- T'aaas raison, le ruskof.

Robert oscille, l'index dressé sous les narines. Et le plancher revient au premier plan; le menton de Robert y éclate avec fracas. Quelques éclats de dents jaillissent sur le bois. Sa mâchoire claque une seconde fois lorsque Sélo le tracte d'un coup brusque vers le haut. Les pattes velus du Russe le soutiennent par la taille. Robert se transforme en sac de patates inertes, aux jambes et aux bras ballants. Puis au fur et à mesure que Sélo s'engouffre dans les ténèbres, leurs silhouette se confondent avant de disparaître, remplacée peu à peu par le son régulier des mains du vieux Robert tapant toutes les marches.

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“ Is there a time to keep on your distance ?
Is there a time to turn your eyes away ?
Is there a time for keeping your head down ?” 

Un large dos voûté face à un long comptoir. Une canne en acier qui bat la mesure contre le zinc du tabouret.

Un peu plus loin, sur la gauche, une chaîne hi-fi déjà vétuste diffuse les mélodies de CD déjà démodés.

Retour au centre. Un crâne en brosse brune roule en rythme entre deux grosses épaules. Des mains velues encadrent un menton carré. L'homme est jeune. La trentaine tout au plus.

Il a le regard ailleurs. Bien plus loin que ce miroir mal poli qui lui renvoie une forme impropre: un torse étriqué et un visage brisé, un corps incomplet aux jambes tranchées par le comptoir. Des auréoles de fumée blondes (des Camels Us) encerclent le bonhomme. Il paraît presque effacé dans cette brume bleutée. Ses yeux s'y dissimulent et y oublient le présent. Des larmes y perlent. Elles annoncent la mer tumultueuse que contient avec difficulté le barrage de la mémoire.

Une colonne de cendres rebondit sur une botte en cuir noir, avant de s'écraser au sol. Elle achève de se consumer sur un amas de terre et de béton, bientôt soufflée par les éclats de lourdes gouttes de sel.

Sa main droite s'enroule autour du verre qui lui fait face. Le liquide flasque et brun y tangue alors qu'il le porte à la bouche. Une torche dorée lui transperce la gorge avant de s'enflammer au fin fond du ventre. Une vague de frisson déferle sur ses avant-bras, ajoutant au tremblement de ses doigts. Puis l'épais cul de verre revient heurter le vieux comptoir de bois.

Il se relèvera encore avant de retomber de nouveau, comme pour mieux se remplir. Un peu plus loin sur la droite, la grosse montre en argent, celle pendue sous l'étagère à bouteilles, laissera s'écouler trente-trois minutes avant de voir cesser ce va-et-vient éthylique.

La bouteille brune est déjà vide. Ses initiales désormais floues flottent follement sur le verre opaque. Enki (il s'appelle Enki) ne pleure plus. Il ne se souvient déjà plus pourquoi pleurer. Comme tous les soirs, il vient chez Sélo, incendier son passé au feu nourri des distilleries. Il vient y brûler la guerre. Celle ethnique et absurde qui lui a fait fuir le pays de son enfance. Celle religieuse et cruelle qui lui a fait perdre des voisins, des connaissances et des amis. Ses amis. Celle sanguinaire qui lui a arraché une jambe, un matin sur une mine, en face d'une ancienne église.

C'est tout cela qu'il flambe tout les jours au foyer de l'oubli. Et après trois ou quatre verres, les reflets des néons sur le miroir ne lui font déjà plus penser aux éclats des balles traçantes. Les ténèbres de la cage d'escalier, derrière lui, l'effraient moins. Elle semble ne plus vouloir cacher un soldat aux poignards acérés et aux yeux luisants.

Parfois, certains soirs, lorsque Enki a largement franchi les portes de l'ivresse, il lui arrive de rire et de plaisanter. Il se tourne alors vers Sélo, immense par-delà son comptoir, et discute avec lui. Le géant russe l'écoute, l'air grave et absorbé. Un torchon à la main, il essuie avec patience les multiples verres à bières qui ornent son évier. Enki parle du bonheur, il évoque son futur. Sa diction est toujours claire, quelque soit le degré de vodka ingurgitée. Il boit pour oublier le passé, pas le monde. A la limite, le seul détail révélateur de son ivresse se trouverait entre ses mains: l'alcool aidant, Enki aurait tendance à ponctuer ses propos de coups de cannes secs.

D'ailleurs, ce soir ( et bien qu'Enki soit seul au bar) elle commence à gigoter. Et aux premiers battements de la canne d'acier sur la jambe en plastique répondent comme en écho des salves de coups sourds sur la porte du bar.

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- Enki! ENKI! Si toi être ici, venir m'ouvrir porte. J'ai mains trop prises pour attraper clé.

Tout en se dressant, Enki se demande pourquoi Sélo ne crie pas un tout petit plus fort. Cela suffirait certainement à renverser la porte d'entrée.

- Oui, oui. TIENS BON Sélo, je t'ouvre tout de suite.

Juste le temps de s'emparer de la serrure, de l'arrêter et d'y planter la clé. Reste alors à tirer les vingt centimètres en sapin de Leningrad. Et voilà. Sélo est là, plein de barbe et de joues. Les bras débordants d'un Roger terrassé par le sommeil des poivrots.

- Aide moi à allonger lui. Fait de la place. Vite, fais vite. Roger sentir vraiment pas bon.

Enki fait demi-tour. Ses trois pattes marquent le sol dur d'un trot méthodique. Sélo suit de près, un Robert au chaud entre ses bras épais. La tête se blottit dans l'angle de ce gros coude, entrouvre des yeux endormis et balbutie quelque mots. Puis s'ensuit un long soupir qui s'achève en ronflement.

Sélo a les bras vides désormais. Robert repose face à lui, allongé sur le zinc du bar, la tête contre un cadavre de bouteille, les pieds dans un cendar. Ses bras pendent de part et d'autre, entraînés par de trop grosses paluches. Un lent mouvement respiratoire finit de balancer l'ensemble. Les deux têtes encore debout observent calmement. Elles connaissent cet étrange état, à la limite du rêve et du cauchemar. Elles l'ont vécu de multiples fois. Elles en ont ressenti tout l'agréable malaise. Et ce savoir se lit dans leurs pupilles moqueuses et complices.

- Dis donc, c'est vrai qu'il pue. Il s'est vomi dessus?

- Un peu. Moi bien obliger de secouer lui, sinon lui risquer s'étouffer tout seul.

- Fort comme tu es, tu aurais pu le suspendre par les pieds. Ca aurait évité les tâches.

- Ca pas être facile. Robert être beaucoup plus lourd après avoir bu.

Des sourires s'allongent, et des rires s'agrandissent. Bientôt, une canne se met à claquer contre un comptoir, déclenchant une vague de gaieté et stoppant la suivante. Elle devient la barre de mesure d'une partition aux octaves de joie.

- J'espère qu'il ne va pas ronfler trop fort. Il serait bien capable de réveiller le bâtiment!

- Toi avoir raison. Pas bonne chose si voisins trop curieux. Pas bon pour commerce.

- On a qu'à le mettre dans le ronflard , plutôt que sur le comptoir.

- Moi pas sûr que Roger aimer ça.

- Et moi surtout certains qu'il ne s'en rappellera pas.

Enki est maintenant agenouillé sur la gauche du comptoir. Sa main, en appui sur le sol, se perd dans un amas de capsules, de pelures de cacahuètes, de mégots et de cendres noires et froides. Elle y maintient un équilibre précaire et difficile. De l'autre main, après une brève recherche, il dégage les loquets de deux infimes verrous. Il ne lui reste plus alors qu'à faire coulisser la façade postiche du comptoir de Sélo. Le bar américain (par ailleurs en solide bois massif) est en cet endroit parfaitement aménagé: sur près de deux mètres, au temps des guerres froides, on y creusa une niche sommaire mais vitale. Un homme y tient allongé sans problème, et peut même y dormir, supporté par un bon coussin. La saoulerie restant l'oreiller préféré de Robert, il y a peu de soucis à se faire concernant son sommeil.

Des gémissements s'écoulent. Un ou deux halètements. Sélo et Enki finissent d'installer le vieux homme pour sa nuit. Enki, assommé d'alcool et de fumée a du mal à se stabiliser sur ses jambes repliées. Sélo, massif mais courbattu par trois étages de Robert, transpire à grosses gouttes. Désormais à son aise, Robert change de côté tout en gémissant faiblement:

- mheueunhuimm... vous pourriiiiez pas faire moind'bruit....Y'en a qui veut dormir...

Les aiguilles de cuivre de la montre argentée se croiseront encore deux ou trois fois. Elles s'enlaceront furtivement avant de s'arracher l'une à l'autre et de s'oublier. La radio grisâtre égrenera des complaintes grésillantes, qui parlent d'une Russie perdue, où deux amants ne s'aimeront jamais. La vodka transparente percera les verres blancs pour mieux effacer les mémoires et réchauffer les rires. Compagnons des marées alcooliques, Enki et Sélo la regarderont une nouvelle fois grossir et envahir le comptoir. Quelque part sur leur gauche, les ronflements de Robert s'évanouiront, couverts par le grondement des vagues de l'ivresse. Unis face aux écumes de mauvaises bières, ils resteront debout, agrippés de part et d'autre d'un bastingage de zinc. Deux vieux loups des mers éthérées qui résistent fièrement au roulis tempétueux d'un trois-mâts immobile.

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- Hého! Du bateau ! J'espère qu'y'a encore de la place à bord ! J'ai un besoin rapide d'embarquer!

C'est une voix nasillarde et pleurante. Celle d'un homme fin et long qui passe sa figure entre la porte et le mur. Une figure pas très belle, à la mâchoire chevaline. Un front haut, lacéré de minces mèches de cheveux gras. Et deux yeux bleus qui débordent de tristesse.

Il pénètre dans le sous-sol, enjambant les planches à ras de terre qui en barrent l'entrée. Il avance vers cet îlot de lumière chaude qui flotte au milieu des ténèbres. Le voilà face au bar, tout maigre dans son costume noir aux manches trop courtes. Sa main blanche tremble lorsqu'il l'ouvre au dessus du comptoir, un billet jaune à l'intérieur.

- Mon ami Sélo, je veux que tu me serves tant qu'il reste assez sur ce bout de papier. Même quand je serai plus trop en état, je te fais confiance: si je veux boire et qui reste encore des sous, TOI, tu me sers.

Sélo, qui n'a plus trop soif, ramasse le billet et lave un troisième verre. Enki, encastré entre ses coudes, regarde du coin de l'œil le grand type qui vide rhum après rhum pendant cinq bonnes minutes. Personne ne parle, à l'exception du goulot qui glougloute gaiement.

- Elle est partie.

Trois mots rapides, soufflés entre deux gorgés.

- Elle m'a quitté cet après-midi. Elle m'a juste laissé une lettre où elle m'explique.

C'était ça, ce petit bout de papier froissé qui dépassait de la poche gauche du veston.

Sa main aux doigts géants se pose sur le zinc. Le verre roule et cogne contre un cendrier. il ne veut plus pleurer. Il ne veut plus parler. Subsiste juste l'envie de devenir une ombre, à la fois sombre et trop pâle. Son corps frêle s'achève sur le dernier tabouret. Ses pensées volent en larmes.

C'est à Sélo d'intervenir maintenant. Son moment est venu.

- Allez Jacques. Toi pleurer. Laisser tes yeux se vider. Homme toujours se sentir mieux après.

- T'sais, on n'te dit pas que ça va passer d'un coup-d'un seul. Mais si t'en causes, ça te soulageras sûrement.

Un peu plus bas, près du sol froid et noir, une canne résonne.

- Toi raconter.

La tête du Jacques se redresse, les joues inondées de ravines salées. Il inspecte Sélo puis Enki avec ses yeux immenses. Puis il se met à monologuer de sa voix à l'accent si particulier.

- J'ai tout fait pour Elle. TOUT. Tout ce qu'Elle voulait, je l'ai fait. Faut me comprendre, Elle était si belle, presque comme un soleil avec ses cheveux blonds. Pis Elle sentait si bon. Et sa peau était douce. Puis moi, je suis pas très beau. J'le sais que j'ai une tête de couteau. J'ai jamais trop plu aux femmes.

Le visage est triste et diaphane sous la lumière du plafond. Puis il s'illumine en même temps qu'un sourire plisse de joie ses joues creuses.

- Mais avec Elle, c'était pas pareil. C'était même différent. Elle me disait souvent: “ Tu me fais rire Jacquie, et c'est pour ça que j't'aime bien.” Oh, j'adorais quand Elle me disait ça. J'me sentais fort comme un homme, un vrai. C'est dans ces moments là que j'osais lui demander quand est-ce qu'on se marierait. Elle me disait bientôt, quand on serait plus serein pour l'argent. Moi, j'étais bien un peu triste, mais j'espérai que ça s'améliorerait et que la fois suivante... Et puis même si c'était pas sûr, c'était quand même peut-être.

Enki et Sélo le regardent en train de regarder ses mains, l'esprit bien lointain, dans les contrées du souvenir.

- Alors, je travaillais de plus en plus pour ramener des sous. C'était pas toujours bien facile à la fabrique de cartons, mais au moins ils payaient bien les heures supplémentaires. Et puis à côté de ça, je révisais la nuit pour mon examen d'infirmier. C'est pas tellement que ça me passionnait, mais Elle, Elle rêvait d'épouser un type qu'est dans la médecine. Alors j'ai trimé dur, j'ai appris tout plein de truc pour secourir les gens et porter les blessés. Et au bout d'un an, ben j'ai eu mon diplôme. J'suis devenu infirmier-brancardier. Fallait voir comme j'étais fier ce jour-là, où je suis rentré chez Elle, avec ma blouse toute blanche. J'l'ai même garder quand on a fait l'amour.
La voix s'affole, faible et balbutiante. La main se crispe sur du papier.

- Et elle est partie ce matin. Avec un américain.

Le silence qui succède à ces mots est pire que le néant. Un trou noir sonore qui aspire le moindre bruissement: le souffle chaud de la radio encore allumée, le cliquetis duelliste des aiguilles cuivrées, et même le ronflement souterrain du Robert assoupi.

- Mais y sortait d'où cet Américain ? hasarde Enki.
- En fait, on l'appelait l' “Amerloque” au service. Son vrai nom c'était Georges, ou un truc comme ça. Il était ici pour six mois, en service pédiatrie. Elles craquaient toutes dès qu'il avait un bébé dans les bras. Y'en avait que pour lui. Tout le putain de choix possible dont on rêve tous. D'ailleurs il en a bien profité: un soir avec la rousse du troisième ; un autre avec la chef assistante du personnel soignant. Et faut savoir qu'on pensait tous que la chef assistante, elle aimait pas les hommes. Il les séduisait toutes, infirmières, secrétaires ou chirurgiennes. Mais bon, ça lui suffisait pas, il a fallu qu'il choisisse la mienne pour se marier. Et vous pensez bien qu'elle a pas hésité longtemps, depuis l'temps qu'elle attendait une occasion comme celle là.

Les trois hommes sont figés, pareils à des statues de sel, dans l'attente des autres mots. Puis Jacques se retourne et saisit une bouteille presque vide.

- Elle m'a même écrit que de toutes façons, ça aurait pas pu toujours continuer nous deux, vu que mon salaire suffisait pas. Il aurait fallu qu'elle se mette à travailler, et ç'aurait pas été possible. Alors, elle est partie avec lui, dans son pays là-bas en Amérique. Elle a sans doute raison, elle y sera sans doute mieux. Pis elle a promis qu'elle m'écrirait. C'est toujours ça, hein ?...
- ...
- ...
- Allez zou, à la sienne.
- Américains être les pires, finit par trancher Sélo tout en sortant une nouvelle bouteille de son cellier secret.

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Encerclés de fumée, les trois hommes trinquent en cœur. Des “A nous”, “ A l'avenir”, “A toutes nos futures femmes” remplissent l'obscurité. Les chocs sourds des verres ponctuent tous ces instants. Les images des mémoires s'abîment au fond d'une mer obscure. Lestées par quelques rires et quelques amitiés, elles coulent lentement. Leurs contours deviennent flous; leurs formes indiscernables. Les derniers verres approchent avant l'effondrement. Sélo, Enki et Jacques tituberont jusqu'à leurs couches froides. Embrasés par l'alcool, chacun y retrouvera ses rêves.

Bientôt la marée refluera, découvrant à la lumière de l'aube naissante un comptoir identique. Des rayons clairs et diffus révéleront la poussière de l'éternel sous-sol. Le miroir fracturé reflétera les couleurs d'un soleil récurrent. Mais sur cette plage de béton, on verra scintiller trois galets. Polis par les flots, ils s'érodent chaque nuit et s'effacent finalement, effrités par le temps.