Imaginarium

 

Pull : Il est en grosses mailles. Un de ces pulls de marque pour cimes enneigées dont on n'a pas vraiment besoin sur la côte d'azur, même au plus froid de l'hivers, lorsque les températures frôlent dangereusement les 10 à 12 degrés. Il est orange et bleu. Bien évidemment trop grand pour ma carrure d'adolescent au corps changeant. Mes mains jouent avec ses manches, s'enroulent dedans, en jaillissent, une cigarette fumante coincée entre les doigts. Je le porte pour la dernière fois un samedi gris de novembre. Je le porte pour me protéger, durant ce week-end loin de chez moi, quelque part entre Aix en Provence et Gardanne. Un dernier samedi avant la rentrée, tout entier dédié aux jeux de rôle et à l'imaginaire. François, un MJ de 19 ans, est venu me cherche à la gare d'Aix. Il est plus âgé que moi, il écrit, il conduit déjà. La route serpente, bardée de platanes aux écorces disparates. La semaine a été longue. Je sommeille à la place du passager, enfoncé dans mon pull comme dans une carapace. François fume. Il passe les rapports, la clope calée contre le pommeau du levier de vitesse. Troisième, quatrième. Le moteur ronronne et les bandes blanches de la route clignotent dans le coin de mon œil. J'ai les jambes croisées, l'une sur l'autre, presque étirées. François passe la cinquième. La cigarette roule au bout de ses phalanges et tombe sous le siège. Il se baisse pour la chercher.

C'est ce qu'il me racontera, en tout cas, quelques heures plus tard à l'hôpital, le visage en larme et les cheveux fous.

Je ne me souviens de rien pour ma part. Je ne me souviens pas de la voiture qui sort de sa trajectoire de bitume pour flirter avec le terre plein. Je ne me souviens pas du platane qui fonce droit vers nous, comme un I massif. Je ne me souviens pas du coup de volant réflexe que François donne, dans un large mouvement de coude. Je ne me souviens pas du platane qui s'enfonce dans la tôle, qui imprègne la calandre de son large tronc et y soulève des vagues d'acier et d'étincelle. Je ne me souviens pas de la ceinture qui claque avec violence et enserre mon pull, écrasant et déchirant l'entrelacs délicat de ses mailles.

Je me réveille dans l'ambulance, après un long vol au pays des inconsciences, loin au dessus d'un champ aux herbes hautes, balancées par le vent.

Je n'ai pas mal. Je n'ai pas froid.

J'entends les cris et les pleurs de quelqu'un à l'extérieur du camion.

Je découvre mes converses noires, délacées et découpées, sur le bout du brancard. Celle de gauche a une drôle de forme. Trop tordue. Trop à gauche. Mon pantalon a lui aussi été découpé pour libérer mes jambes jusqu'aux genoux. Celui de gauche semble en accord avec le pied. Trop à gauche. Trop tordu.

Le garçon continue de pleurer dehors, dans la lumière grise. Je n'ai pas mal pourtant.

Je ne sais plus si j'avais encore mon pull. S'il a été découpé à son tour par les ciseaux des pompiers ou s'il a disparu dans le choc, avalé par le trou béant qu'il a creusé dans ma mémoire.

Je ne l'ai retrouvé que plusieurs années après, lors d'une séance d'hypnose régressive. Persuadée que mon refus de passer le permis de conduire provenait peut-être d'un traumatisme lié à l'accident, ma mère m'avait proposé d'essayer la sophrologie et l'hypnose.

Le résultat fut marquant. Replié au plus profond de ma mémoire, j'ai revécu la scène. Des images très précises en sont ressorties. Des sensations physiques également. Mon corps avait gardé le souvenir de l'impact, le mouvement de la voiture qui rebondit en tête à queue sur le platane pour finir à contre sens sur la route. Je peux encore sentir l'élan soudain qui m'emporte, accroché à mon siège, petit bout de chair au milieu de cette boule de tôle.

J'ai re-senti tout cela, un après midi de juillet, allongé dans un siège noir de sophrologue. Et comme une évidence, j'ai re-vu quels étaient les vêtements que je portais. Et j'ai retrouvé un vieux pull oublié.

18/10/04 Le bureau rouge