Hypokondriaque

 

" Plus je sais, moins je me sens bien "

Socrate (somatisant)

 

Hier soir c'était mon anniversaire. Une sacrée fête, j'ai eu 27 ans. Une moitié de vie qui s'éloigne dans les brumes du passé. Et encore je suis optimiste quand je dis une moitié. J'ai toujours pensé que je mourrais avant 33 ans. Ou à 33 ans pile, à la rigueur. Comme le Christ, le gars le plus pistonné de l'histoire religieuse. C'est écrit d'ailleurs, j'ai les mêmes initiales que lui: Julien Condry. J'espère juste que je souffrirai un peu moins. Quoique avec les résurgences récentes d'Ébola… J'éviterai juste l'Afrique noire ces prochaines années. Le Maghreb aussi, pour être bien sûr.

27 ans… Plus les bougies dégoulinent sur le fraisier et plus dépasser la cinquantaine en ce début de XXIème siècle me semble relever de la performance surhumaine. Entre les accidents chimiques, le terrorisme bactériologique, la pollution par l'ozone, l'azote, le mercure, l'amiante, l'augmentation des cancers, les mutations génétiques, les anciennes maladies incurables et les nouveaux virus inconnus, le monde me fait de plus en plus penser aux journées portes ouvertes d'un laboratoire P4. Et ne croyez pas que je ne parle que de risques improbables et lointains. Au contraire même, notre faible espérance de vie n'est due qu'aux innombrables dangers que cachent notre quotidien de citadin naïf. Les portables irradient nos cervelles, l'électro-sensibilité nous rend stérile, les gaz d'échappement encrassent nos alvéoles et les allergies prolifèrent davantage chaque minute, au grand bonheur de l'association secrète des pédiatres et allergologues réunis.

Remarquez, ça doit finir par se sentir tout cet optimisme que je dégage en permanence. La rangée de sourire qui s'aligne de l'autre côté du fraisier a ainsi décidé d'en rajouter une couche. Non content de me surnommer le Mort-vivant, ils ont trouvé intéressant d'approfondir mon panel allergologique. Ils m'ont offert deux jours de vacances, pension complète. Quelle bonne idée, un week-end à la campagne, en chambre d'hôte! À nous deux, Creuse mystérieuse aux vastes champs verdâtres, balayés par les arrosages automatiques! Il me tardait tant de découvrir ta fascinante platitude d'où n'émergent que des têtes de bétails malades! Vaches folles, porcs aphteux, moutons aux hormones… Une vraie nativité revisitée par le docteur Moreau. Ça tombe bien, je pourrais faire le petit JC…

 

Le lendemain de la fête, j'ai roulé longtemps vers le sud. Des bouteilles d'eau minérales bien alignées sur le siège passager. Je fais toujours des réserves d'eau potable. Trois packs de six fois un litre cinq qui balancent dans le coffre. Il y en a qui ne jure que par la bière. Moi, le houblon me file des vents.

Je suis arrivé à la pension en fin d'après midi. Le chemin qui y menait était plutôt bien fléché, même si j'ai du faire quelques aller retour. Je crois que j'avais bien envie de me perdre. Le gîte du « Charançon » tient son nom du lieu-dit. Une originalité folle… C'est une bâtisse aussi carrée que nauséabonde. Je ne sais pas si c'est l'odeur ou la forme, mais avec le contre jour, l'ensemble ressemblait à une bouse géante. À mon arrivée, Marguerite, la maîtresse de maison, et Clotilde, sa fille, en ont jailli, pareilles à deux scarabées géants. Très gentilles en dehors de ça. La mère m'a précisé que le « Charançon » est une ferme typiquement Creusoise. La fille a rajouté qu'elle était néanmoins entièrement aménagée.

Une fois à l'intérieur, j'ai quand même eu un doute sur le récent des aménagements. L'éclairage se faisait à la lampe tempête et le poêlon de la cuisine sortait tout droit d'une mauvaise description naturaliste, genre Le Chauffoir ou le destin d'une famille ouvrière décimée par les méfaits du monoxyde de carbone. Quant à un quelconque appareil électroménager, ça tient du plus futuriste Jules Verne. Les assiettes grasses s'entassaient dans un lavoir en pierre. De lourdes mouches noires zigzaguaient tout autour. Et un matou couleur rouille s'occupait de la vaisselle, à grand coups de langue râpeuse. Quand je songe au nombre d'enfants décédés des complications de la myxomatose l'an passé… En tout cas, ça m'a fait poliment décliner l'invitation à manger de Marguerite. « Je vous comprends » qu'elle a dit, en essuyant ses mains larges dans son tablier. « La route a du être longue depuis Paris. Et avec la chaleur actuelle, ça double les kilomètres » J'ai répondu que j'étais bien fatigué en effet mais que les lieux me semblaient propices à un week-end de repos. Ça lui a fait plaisir et ça l'a mise en confiance : elle m'a demandé ce que je faisais dans la vie. J'ai avoué avec une fausse modestie criarde que j'étais étudiant en médecine. Les gens aiment bien les étudiants en médecine. Ça les rassure en général. Moi ça me rassure en tout cas. J'ai d'ailleurs vu que ces mots allumaient quelque chose dans les pupilles de Clotilde, même si la mère l'a vite éteint. « Nous on aurait bien aimé que Clo fasse médecine. Mais elle a déjà eu tellement de mal à passer son bac » qu'elle a soupiré. Clotilde, ça l'a vexée d'abord, puis comme poussée en avant. «  Vous savez moi, monsieur Condry, ce n'est pas la médecine qui m'intéressait. C'était plutôt les médecins. » Je crois qu'il y a eu un silence à ce moment. Elle est mignonne Clotilde avec ses yeux émeraudes et ses cheveux noirs. Mais elle a une tête un peu grosse. Il paraît que c'est assez fréquent en campagne. Puis de toute façon, je n'ai jamais accroché sur les filles en débardeur. Surtout quand les anses lâches laissent déborder des touffes de poils frisés par la sueur.

Un peu après cette confrontation mère/fille digne des meilleurs Dolto, les deux hôtesses m'ont conduit à ma chambre. La pièce est dans le même ton « familial » que le reste. Un lit double, une commode et un bureau en bois brun. La couverture est en laine. J'ai bien fait d'amener mon duvet. Vus de près (échelle fois un million), les habitants de bouloche n'ont rien à envier aux plus monstrueux extraterrestres. Quant à l'unique fenêtre, mon système de moustiquaire adhésive devrait convenir. Elle, plus la DCA de produits anti-moustiques que j'ai amené, devrait me permettre de survivre jusqu'à demain matin.

 

La nuit est tombée doucement. Je l'ai regardé s'installer au travers des volets mi clos, enfoncé dans mon cocon synthétique. Les étoiles fleurissaient dans le ciel tandis que je pensais au retour, le lendemain soir. J'ai jeté un śil sceptique aux brochures promotionnelles, tapies dans le tiroir de la commode. Une rapide analyse m'a confirmé le néant de l'offre touristique locale. J'avancerai le départ après le petit déjeuner. La fraîcheur a suivi et j'ai commencé à somnoler, assommé par mon cocktail vitamo-calmant. Je l'ai encore mal équilibré. Il faut dire que c'est un exercice difficile: pour éviter les effets néfastes des stimulants, on se retrouve obliger d'avaler deux tranquillisants. Et vice et versa. Et cercle vicieux.

Quoiqu'il en soit, le mélange m'a arraché très loin du « Charançon », vers un horizon blanc et lumineux. Je m'y sentais serein, confiant en cette ligne immobile. J'ai flotté jusqu'à elle, entièrement nu et rasé. Mon corps n'existait plus, il irradiait d'une propreté incandescente. La ligne s'est ouverte et j'ai plongé dans son odeur purifiante. À l'intérieur, ma peau s'est effacée sous un plastique translucide. La ligne m'entourait de son voile diaphane et protecteur. Puis tout s'est éteint…

…et je me suis réveillé, empêtré dans mon sac de couchage. Je fondais en sueur, liquéfié par le tissu synthétique. La nuit noire envahissait maintenant toute la pièce. Et seul un toussotement mécanique résonnait en son sein. Le bruit d'un moteur diesel poussif et trop poussé. Une lumière bleue et vive s'est ensuite mise à onduler sur les murs de la chambre. Le moteur devait être celui d'une ambulance. J'ai joué à la chrysalide et je me suis extirpé du cocon. Deux portes ont claqué, mettant fin à la ronde du gyrophare. Puis la porte de la cuisine s'est ouverte dans un grincement pesant. Je me suis collé à la mienne et j'ai projeté mes tympans au travers. Clotilde et sa mère accueillaient un infirmier et son patient. Remerciements polies, proposition de rafraîchissements, refus polie, insistance et acceptation parce que c'est vous. Le patient m'inquiétait plus. Le banc semblait avoir hurlé de tout son bois lorsque la chose s'était assise dessus. Ramenant mes oreilles à leur place, j'ai alors balancé mes yeux par la serrure. Non sans tout d'abord avoir pris soin de lustrer le penne sale. J'ai plutôt bien fait. Le spectacle qui m'attendait de l'autre côté de la porte m'a presque soudé au trou.

À moins de trois mètre de moi, entre Marguerite et Clotilde, le père « Charançon » étalait toute sa souffrance. Ses doigts et ses bras craquelaient sous une arthrose poreuse, son visage était violacé, bouffé par un eczéma rougeâtre et un de ses yeux, le gauche je crois, suintait d'un liquide brun qui se figeait en croûte au niveau de la joue. J'avais l'impression de contempler une prune pourrissante. Le pire a été lorsque qu'il a tourné le visage vers moi, un sourire comme une fissure en travers de la gueule. Je jure que j'ai vu défiler les pourcentages de remboursements de mes multiples mutuelles, tandis que les bactéries fonçaient droit sur moi, pattes griffues en avant. Marguerite l'a heureusement détourné. « Monsieur Condry est médecin » a-t-elle dit en s'asseyant tout près de son chancre.

« Ça tombe bien, il pourra nous aider pour les piqûres » a craché le mari, avant de ravaler. « Impossible, sale prune ! » ai-je hurlé dans un cri intérieure. J'ai raté le module piqûre cette année. Et je peux t'assurer que je ne suis pas prêt de franchir cette porte, toi à côté, dussé-je me barricader des semaines durant. Or, à cet instant, la prune s'est mise à soubresauter d'un rire gras. J'ai vu ses glaires et postillons voler dans la lumière. Et je me suis demandé si la télépathie était vraiment impossible. La Chose s'est en effet relevée et s'est tournée vers mon point de vue. Je crois même que sa coulée lacrymale a lui d'un reflet joueur. « C'est bien qu'il soit médecin. Je lui montrerai mon nouveau drain demain. Ça doit être intéressant pour lui. » Il a dit ça avec un air de défi. Et j'ai presque senti les tubulures d'acier s'enfoncer dans ma jambe lorsqu'il a déboutonné son pantalon pour exposer la plaie palpitante à la famille. Un bouillonnement de bile a retenti au plus profond de mes entrailles, suivi d'une brûlure aigre dans l'śsophage. Ce n'est pas allé plus haut. Et ça tient du miracle.

 

Après le numéro de soliste du père, j'ai eu le plus grand mal à me rendormir. Les ténèbres de la pièce ne cessaient de s'illuminer de visions purulentes. Mon ventre semblait se contracter, tirant tout le reste de mon corps vers lui, tendant davantage ma peau frissonnante. J'avais la bouche sèche et la déglutition saccadée. Les bouteilles salvatrices se succédaient en rebonds creux sur le sol pierreux. Je voulais partir. Retrouver Paris, ses pics de pollution invisible et immatérielle. Toute la différence avec la prune empoisonnée qui emplissait concrètement la pièce voisine. Et qui m'empêchait de bouger, d'oser le moindre repli vers la voiture. J'étais piégé. Et l'eau diminuait. C'est là que tout a basculé.

Obnubilé par mon désir d'extérieur, j'ai commis l'impardonnable erreur d'ouvrir la fenêtre pour m'y glisser et fondre dans la nuit. N'ouvrez jamais de fenêtre en Creuse, entre mai et septembre. Surtout quand elle donne sur une mare noire, nappée de nénuphars verdâtres. À peine la moustiquaire relevée et la double fenêtre entrouverte, un vrombissement aiguë m'a traversé le crâne. Une myriade de bêtes volantes se sont mises à tournoyer, sauvages et affamées. J'ai jaugé mes chances de survie tout en plongeant vers l'arsenal chimique de mon sac de voyage. Les bourdons ne piquent pas. Les guêpes, les abeilles et les frelons ne sortent pas la nuit. Dans les autres départements en tout cas, je n'étais pas certains pour la Creuse. J'ai saisi les deux premières bonbonnes insecticides. La froideur des cylindres d'acier m'a rassuré. Restez la mouche et le moustique. La première semblait la plus évidente, au reflet des nuées qui cyclonaient dans la cuisine voisine. Mais le battement d'ailes était trop léger. En cas de moustiques, le pire était à prévoir. On basculait alors en pleine loterie germinative. J'ai enfoncé les deux gâchettes et la nuit est devenue mauve. Qui ces foutus moustiques avaient bien pu piquer auparavant ? Un chien enragé (vaccin antirabique de Pasteur, découvert en 1885), un enfant coquelucheux (injection préventive, préconisée dès 3 ans), une vache folle (Maladie de Kroetfeld-Jacob, découverte en 1993, aucun remède à l'heure actuelle) ? Pire encore, les monstres ailés venaient peut-être de décoller de la carcasse pourrie de la Prune. L'odeur âcre et piquante des produits chimiques s'est immiscée au plus profond de mes narines. Tout à mon affolement, je frôlais le suicide par auto-combustion. Les gaz stagnaient dans la chambre. Ils étaient sûrement toxiques. S'ils pouvaient tuer des centaines de moustiques, leurs conséquences sur un seul petit corps frêle devait être terrible. Sans parler des produits inflammables contenus dans le mélange. Si la moindre petite luciole s'amusait à scintiller dans la chambre, le « Charançon » risquait de finir en orbite.

J'ai plongé par la fenêtre, le pouls bien au delà de la limite autorisée des 130 battements par minutes. Par chance, ma chute a évité la mare, et j'ai roulé au sol dans un feulement d'herbes humides. Cette moiteur grasse et grattante m'a donné le ton. On en était au dénouement tragique du dernier acte. Je me suis relevé en douceur, le souffle syncopé, tandis que le grésillement de la nuit s'imposait à mes tympans.

Face à moi, le jardin tout entier semblait s'être mis à grouiller d'une faune invisible. Je n'ai alors plus bougé, tout tendu à l'impossible localisation de l'ennemi. D'invisibles bruissements, frottements d'élytres, craquettements de cigales striaient les airs. Chaque brin d'herbe frissonnait d'une reptation imperceptible, chaque feuille palpitait d'une respiration légère. Des brindilles craquelaient sous une mandibule acérée. Des carapaces se brisaient sous un dard puissant. Pareils aux étoiles millénaires, les insectes éclosaient en amas sur ce bout de jardin. Et j'ai soudain pris conscience de la petitesse de ma condition humaine. Tu n'es rien Julien Condry ! Rien face à ces milliards de bêtes, velues, crochues, aux chitines luisantes, aux appendices sextuples qui régneront encore sur la terre humide comme sur ta chair desséchée bien après que toi et tes semblables ayez disparu.

La famille « Charançon » apparut alors à mes côtés, et frappé par la lucidité tragique de ma vision, j'entrevis sa réalité profonde. La tête de Clotilde s'étirait ainsi longuement avant de s'affiner en un faciès émeraude et triangulaire. Elle s'avançait sans cesse et lançait sur moi ses immenses bras de mante religieuse. Marguerite tortillait à ses pieds, lombric blanchâtre, en quête de la fraîcheur boueuse des sous-sol terreux. Et tandis que j'essayais en vain de reculer, le père cliquetait vers moi, le visage boursouflé, monté sur des pattes d'araignée métallique.

 

Je reprends conscience le lendemain matin, dans le parfum doux d'une clinique blanche. Le rythme du goutte-à-goutte me rassure. Mes courbes de fièvres et de tensions s'alignent avec clarté, aux pieds de mon lit. Le docteur, en blouse blanche, explique à Clotilde les effets indésirables de certains produits chimiques. Je ne les écoute pas. Rien ne vaut la sécurité d'un hôpital. Son confort. Ses médicaments. Ses aides-soignants omniprésent. Je n'en vois pas beaucoup d'ailleurs, d'aides-soignants. Clotilde et le bon docteur discutent. Je ne les écoute pas. Je ne veux pas les écouter. Ils parlent des frais de la clinique.

Une clinique vétérinaire