Franz

Le jeune Franz rivait son regard sur la porcelaine blanche de son assiette. Au centre, un pavé de feuilles jaunes aux fines lignes d'écriture ondulaient sous les secousses vocales du père.

– Comment ça, tu n'arrives pas à le finir? J'espère que tu plaisantes ? rugissait-il à l'autre bout de la longue table familiale.

– Tu sais bien sur quoi tu fais la fine bouche tout de même? C'est L'Exode que tu boudes, Franz ! LE passage primordial de l'histoire juive! Qu'est-ce qu'il y a? La manne n'est pas assez bonne pour toi? Les mots du Seigneur ne sont pas à ton goût?

Franz ne parvenait pas à relever la tête. Les muscles de sa nuque semblait verrouillés sur les dernières pages de son repas. Il ne pouvait pas voir son père quelques mètres devant lui, ivre de colère, le corps tendu par la rage. Et l'impuissance totale qu'il ressentait lui brûlait les yeux et lui asséchait la gorge. Bientôt, un torrent de larme amères viendrait irriguer ce désert. A ce seul signal alors, la mère oserait intervenir..

- Calme toi Hermann. Calme toi. Ce n'est qu'un enfant tout de même. Il…il ne se rend pas compte, lança-t-elle.

Le père s'était rassis, ses deux mains puissantes croisées sur le torse.

- Tais toi Julie! Tu le défends tout le temps! Que crois-tu? Qu'il trouvera toujours du pain et de la viande dans la marmite? Il ne mange rien. Pas un seul texte entier depuis des semaines!

Comme Franz aurait aimé avoir le courage de se dresser et de défendre sa mère. Mais il ne sentait plus rien de son corps que des ongles pâles qui s'enfonçaient dans la chair de ses cuisses.

– Franz m'a dit qu'il mangeait beaucoup à la cantine. On leur donne peut-être trop de textes scolaires à midi. Le soir, ils n'ont plus faim… tenta la mère tandis que son mari les fixait tout deux de ses yeux sombres. Pour Franz, il était pareil à un océan inconnu, plein de tempêtes et d'accalmies imprévisibles.

– J'espère que tu n'as pas osé mentir à ta mère Franz? dit-il d'une voix qui affirmait autant qu'elle questionnait. Et c'est un filet de voix qui perça alors la respiration noueuse de Franz pour répondre :

– Non…C'est vrai qu'on mange tous beaucoup à l'étude. Mais…il est vrai que je grignote parfois avant les repas.

– J'en étais sûr! s'exclama le père, jouissant déjà de son triomphe. Et peut-on savoir ce qui te comble davantage que LE Livre???

- C'est un auteur anglais. Et c'est bon. Il écrit David… David Copperfield …

Franz eut à peine le temps de se sentir arraché de sa chaise par la poigne brutale du père. Ce dernier l'attrapa par l'oreille droite et le traîna à travers toute la cuisine. Franz heurta un angle du buffet et trébucha dans une cascade de pomme dont l'une d'elle vint même le frapper douloureusement à la tête. Il aperçut sa mère en pleurs, agenouillée au sol. Elle hurlait et semblait presque prête à déchirer ses vêtements.

Plus tard, longtemps après que la nuit fut tombée sur les toitures tortueuses de Prague, la flamme d'une unique bougie chatoyait dans le salon bibliothèque. Dans cette lumière trompeuse, le visage du père se découpait en contrastes violents. Le regard perdu dans l'obscurité des vitres, il tirait de longues bouffées de tabac sur une lourde pipe en bois. A ses côtés, la mère reprisait un vieux costume bleu aux boutons dorés. Elle travaillait en cadence avec les battements froids et mécaniques de la pendule. Et leurs deux ombres s'étalaient sur le sol avant de se briser sur les murs et de se perdre dans les ténèbres de la demeure.

Au bout du profond couloir de l'appartement, derrière la porte brune et vermoulue, Franz entendait aussi les claquements incessants de l'horloge. Isolé dans la fraîcheur des latrines, il contemplait les rares lumières du ghetto, à travers la lucarne. Sur les pavés gras, mouillés par la pluie, celles-ci se déformaient en de fascinantes ondulations. Le brouillard montant masquait bien vite les étoiles, et ces filaments blanchâtres s'agrippaient aux lampes à gaz comme autant de fantômes ivres. Partout autour de Franz, les rues résonnaient des marches pressées de quelques vieux juifs désireux de rentrer chez eux avant le couvre-feu. Comme tous les soirs, Prague plongeait dans un sommeil brumeux et fantastique.

Franz se détourna de ce point de vue et s'assit sur la cuvette blanche et glacée. Durant quelques secondes, elle endormit le feu rougeoyant qui lui dévorait les fesses. Puis, non sans tout d'abord avoir pris soin de vérifier le loquet de la porte, Franz sortit de sa poche un exemplaire déjà bien entamé de David Copperfield. D'une main précise, il déchira une page et la porta à sa bouche. Le goût en était exquis, mélange de modernisme anglais et de classicisme victorien. Franz sentait toute la peur et le courage du jeune David. Il en appréciait l'arôme réaliste, très amer, rehaussé toutefois d'une nostalgique pointe de conte. Il aimait tout particulièrement les petites pièces d'industrie aux descriptions si méticuleuses.

- Une véritable chef-d'œuvre ! murmura-t-il dans un gloussement satisfait.

Mais alors qu'il portait une nouvelle bouchée à ses lèvres, son geste fut interrompu par la trajectoire hésitante d'un insecte. Sur la porte qui lui faisait face, Franz reconnut un cafard dont la course frénétique semblait indiquer la peur et l'ignorance. Pour quelques obscures raisons, il ne put alors s'empêcher de penser à son père et cette triste évocation le plongea dans un désespoir teinté de crainte et de fatalité. Il n'eut plus faim et referma avec lenteur le roman qui reposait sur ses genoux. Franz prit alors conscience de l'omniprésence des murailles qui l'enfermaient. Il songea pendant quelques secondes au cirque qu'il avait vu l'année précédente et à cet homme dont la performance consistait à jeûner le plus longtemps possible. Il envia cet artiste de la faim au corps libéré de toute pesanteur. Les murs étroits qui l'entouraient se resserrèrent davantage. Une sirène sombre étira sa plainte dans la nuit humide.

 

Les photos de la statuette de Franz réalisée par Thomas Secaz sont ici